Les sentiments se mélangent pour Nassir Nour. L'homme oscille entre révolte, dégoût et frustration de voir son pays retomber aux mains des talibans, vingt ans après. Mais à court terme, c'est surtout l'inquiétude qui prédomine: sa famille est en train de quitter Kaboul. «J'ai pu avoir un contact téléphonique avec eux dimanche soir via WhatsApp, mais ils ont juste eu le temps de me dire qu'ils fuyaient.»
Partir est un mot familier pour le citoyen de Corseaux (VD): il l'a fait en 1979 lorsque les Soviétiques sont entrés dans son pays. Après un très long voyage et un crochet par la France, il est arrivé en Suisse. «Les montagnes m'ont fait me sentir chez moi», se souvient-il avec émotion. Depuis, Nassir Nour est devenu le plus suisse des Afghans. Ou le plus afghan des Suisses, puisqu'il a obtenu le passeport rouge à croix blanche en 1989.
Premier réfugié afghan en Suisse, l'homme de 67 ans, dont plus de 40 sur sol helvétique, y a eu cinq enfants. «Tous sont parfaitement intégrés», assure le commerçant, non sans fierté. Mais il se sent encore profondément lié à son territoire natal. «Voir ces images me fait remonter tellement de souvenirs...»
Un nettoyage ethnique?
Pour suivre le récit de Nassir Nour, il faut comprendre les dynamiques internes à l'Afghanistan. Notre interlocuteur est un tadjik, comme une grosse minorité (environ 40%) de la population. Il est originaire de la vallée du Pandjchir, une zone longtemps protégée par le commandant Massoud. «Ni les Russes ni les talibans n'ont réussi à s'emparer de notre vallée, qui s'étend sur une centaine de kilomètres», relève avec fierté le Vaudois.
Les talibans, eux, sont des pachtounes — le peuple qui a donné son nom à l’Afghanistan. «Je crains qu’ils aient des velléités de nettoyage ethnique», explique notre interlocuteur. C’est dans la vallée du Pandjchir que devrait s’organiser la résistance: le fils du commandant Massoud a appelé à s’y regrouper. Nassir Nour pense que sa famille (très) élargie, un clan de 2000 à 3000 tadjiks, va tenter de s'y rendre. «Face à des talibans armés jusqu'aux dents, le combat s'annonce compliqué. Je ne sais pas comment ils vont faire logistiquement, il n'y a aucune aide internationale...»
Le premier réfugié afghan en Suisse est bien placé pour évoquer la résistance: son neveu est un haut-gradé de l'armée afghane et était responsable de la formation des commandants. «Je l'ai eu au téléphone, il m'a aussi dit qu'ils fuyaient Kaboul, où plus personne n'était chez soi», raconte le sexagénaire. Qui a une vision «très sombre» de l'avenir de son pays. «L'Afghanistan va retomber dans un chaos total. Les autres ethnies ne vont pas laisser les talibans régner et massacrer la population. La guerre va irrémédiablement éclater.»
«Les Américains ont été naïfs»
Comment expliquer que la situation ait à ce point dégénéré? Nassir Nour n'en veut pas aux États-Unis, qu'il remercie pour leur soutien. Mais les Américains ont été «beaucoup trop naïfs» depuis 2001. «Après la chute des talibans, ils ont fait confiance à Zalmay Khalilzad. C'était une immense erreur.» Ce diplomate américain, qui a été ambassadeur aux Nations unies entre 2007 et 2009, a été nommé émissaire en Afghanistan. D’origine pachtoune, il a toujours cru à une cohabitation possible avec les talibans. La seule évocation du nom de Zalmay Kalilzad suffit à mettre dans une colère noire. «Je connais bien le ministre afghan de la Défense, qui vient de mon village. Il n'avait aucune marge de manoeuvre pour empêcher les plans des talibans.»
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Alors qu’il devait retourner en visite en Afghanistan cet automne avec ses enfants, Nassir Nour est contraint de voir à distance son pays replonger dans le régime islamiste. «Al-Qaïda, Daesh, les talibans: tous veulent la même chose, instaurer la charia. Cela a déjà commencé à Kaboul, se désole le premier réfugié afghan en Suisse. Tous les gens que j'ai eus au téléphone sont terrifiés. Je ressens énormément d'inquiétude et surtout de l'injustice. Pourquoi mon pays est-il dans cet état?»