Le sauvetage de Credit Suisse (CS) par la Confédération met en colère le député au Conseil des États Thomas Minder. Ce Schaffhousois – anciennement porteur des couleurs de l’UDC et aujourd’hui indépendant – est un critique bien connu des grandes banques. Il est notamment le père de l’initiative contre les rémunérations abusives acceptée par le peuple et les cantons en 2013.
Mais en tant que tel, l'élu tire un certain constat d’échec de la débâcle de la grande banque suisse. L’initiative Minder n’est en effet pas parvenue à empêcher sa chute. Comment son initiateur le vit-il? Interview.
Monsieur Minder, vous semblez en colère.
Absolument. J’ai une impression de déjà-vu. En 2001, on a assité au «grounding» de Swissair, en 2008 au sauvetage d’urgence de l’UBS. Et aujourd’hui, à celui de Credit Suisse (CS). Ce qui me reste en travers de la gorge.
Vous semblez le prendre très personnellement.
Absolument. Pendant des décennies, je me suis engagé, j’ai tiré des sonnettes d’alarme. Je me suis battu entre autres pour CS. En 2016, lors de l’assemblée générale, j’avais notamment préconisé la révocation de l’ensemble du conseil d’administration de CS pour incompétence.
Cet effondrement de la grande banque ne vous a-t-il pas fait froid dans le dos?
Je ne suis pas du tout surpris par ce qui s’est passé. Mais la façon dont cette débâcle s’est produite me met profondément en rogne. Une fois de plus, des managers s’en sont mis plein les poches pour être à la tête d’un groupe de plusieurs milliards et le conduire droit dans le mur.
Comment expliquez-vous cette chute?
C’est très simple: des managers ont pratiqué une mauvaise gestion parce que le système de rémunération de la grande banque était trop incitatif. Le maître d’œuvre de cet état d’esprit vicié est Walter Kielholz, un ex-membre du conseil d’administration. Et ces salaires élevés ont fortement contribué à la perte de confiance des clients et clientes, qui se sont dépêchés de retirer leur argent.
Qui sont les responsables de cette débâcle?
Plusieurs acteurs sont à montrer du doigt. En premier lieu, le conseil d’administration, qui a échoué. En deuxième instance, l’organe de révision, et en troisième instance, la Finma et les politiques. Cette débâble est infernale: tous les maillons de la chaîne étaient profondément endormis. Y compris le chef de la BNS. Il semblerait que je sois le seul à oser critiquer Thomas Jordan. Pourtant, il est impliqué et même coresponsable de cette catastrophe.
Que lui reprochez-vous?
Le président de la BNS a alimenté les banques avec de l’argent facile pour faire du négoce pour son compte propre. Il a aussi fait quelques acquisitions idiotes dans le domaine de la banque d’investissement. Au final, on peut dire qu’il a jeté des milliards par la fenêtre. Or, il a osé faire ces acquisitions pour une seule raison: les salaires dans la banque d’investissement américaine sont excessivement élevés. Si ces messieurs s’étaient contentés de rester directeurs de banque dans le secteur du crédit ou de la gestion de fortune, jamais ils n’auraient touché de telles sommes.
Mais votre initiative et les modifications législatives qui en ont découlé n’ont pas empêché l’effondrement de cette institution. Cela vous frustre-t-il?
Oui. Et cela me préoccupe aussi énormément. Je voulais éviter cette débâcle à CS, et je n’y suis pas parvenu.
Êtes-vous critiqué pour cela?
En ce moment, oui, j’encaisse pas mal de remontrances. Je reçois toutes les semaines des e-mails de personnes qui tonnent que mon initiative n’a rien apporté.
Quelle est votre réponse à ces accusations?
Je réponds individuellement à tous ceux qui m’écrivent ou qui s’adressent à moi personnellement. Je leur explique alors que mon initiative a rendu efficaces au moins trois interdictions qui, dans le cas de CS, ont permis d’éviter le pire. Il est notamment désormais interdit de payer des primes lors du rachat d’entreprises. Imaginez ce qui se serait passé sans cette directive! Dans tous les rachats de mastodontes par le passé, d’énormes primes ont été versées à l’ancienne et à la nouvelle direction. Dans le cas du rachat de CS par l’UBS, je vous garantis qu'elles auraient été arrosées par des millions de francs si cela n’avait pas été proscrit entre-temps.
Qu’ont pu empêcher les deux autres interdictions selon vous?
Il n’y a pas eu d’indemnités de départ. Enfin, les salaires des CEO n’ont pas davantage pris l’ascenseur entre-temps.
Vraiment? On espérait que les salaires des CEO baissent largement. Pourtant, des études montrent qu’ils ont continué à augmenter.
Mais on n’observe plus de poussées aussi folles qu’auparavant. Je me souviens des montants empochés par Daniel Vasella, chez Novartis, ou de ceux qui sont tombés dans les poches de Brady Dougan, à Credit Suisse. Ils touchaient encore environ 75 millions de francs. Or, le salaire de Sergio Ermotti, à l’UBS, s’est stabilisé à un niveau estimé à 13 millions. Je ne nie toutefois pas que le système est toujours vicié. Le problème ne se situe pas seulement dans le domaine bancaire. Même dans les entreprises publiques, on observe de telles aberrations. Voyez combien touchent les chefs de Ruag, Swisscom et des CFF.
Et vous avez pourtant refusé d’inclure dans le texte de l’initiative un montant maximal pour les salaires des CEO. Avez-vous raté une bonne occasion de corriger ce système?
Je suis libéral-radical. Et favorable à l’économie. Quand est-ce qu’un salaire devient indécent? Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Je voulais la confier au propriétaire de ces entités: l’actionnaire. Les actionnaires doivent ainsi statuer sur ce sujet lors de l’assemblée générale. Mais ils ont eux aussi échoué sur ce point, ce qui me dérange énormément. C’est simple: les ratés de CS ont été réélus.
Alors, quel bilan tirez-vous pour les dix ans de l’initiative contre les rémunérations abusives? Quel sentiment domine: êtes-vous satisfait ou plutôt frustré?
Je me situe quelque part entre les deux. J’ai bien sûr obtenu des résultats. Mais le changement n’est pas bien grand. Peut-être que les choses auraient été différentes si la débâcle de CS n’avait pas eu lieu.
Rétrospectivement, que feriez-vous différemment?
Ma proposition d’initiative contenait 24 points. J’en ajouterais un 25e. Je demanderais aux responsables de rendre des comptes. Aujourd’hui, il est très difficile de contraindre en justice les membres des organes.
Qu’avez-vous en tête?
Il ne suffit pas de fustiger les échecs des responsables. Il faut leur demander de passer à la caisse. La faillite de CS n’est pas le fait du bon Dieu, mais le résultat d’une mauvaise gestion. Or, le prouver n’est pas possible avec la législation actuelle. Seuls les actionnaires et le conseil d’administration peuvent aujourd'hui porter plainte. Mais ils ne le font pas. J'irai même plus loin: il faudrait que l’actionnaire soit fou pour le faire. Même s’il obtenait gain de cause devant le Tribunal fédéral de Lausanne, les fonds reviendraient à l’entreprise. De plus, les membres du conseil d’administration n’ont pas l’habitude de traîner les gestionnaires en justice. Axel Lehmann ne poursuivrait pas Urs Rohner, car les copains se protègent mutuellement.
Dès lors, que peut-on faire?
Introduire une loi qui permette d’engager la responsabilité des gestionnaires devant les tribunaux. Au niveau pénal et privé. À l’instar du concept des banquiers privés, qui doivent gérer leur patrimoine personnel. Les managers doivent aussi pouvoir être tenus responsables de l’argent qu’ils ont entre leurs mains jusqu’à concurrence du montant de leur salaire.
Allez-vous lancer une nouvelle initiative en ce sens?
Beaucoup me demandent d’agir à nouveau. Mais la plupart ne savent pas à quel point il est difficile de faire passer une initiative et ce que cela coûte. Economiesuisse était assis sur un trésor de guerre de 8 millions de francs pour combattre mon texte. De mon côté, je disposais de 500’000 francs. Sans compter qu’obtenir 100’000 signatures n’est pas une promenade de santé. Sur 8,5 millions d’habitants, cela peut paraît bien peu à première vue. Pourtant, c’est une tâche colossale. Rien que pour trier et authentifier l’ensemble des signatures, il faut presque mobiliser tout un gymnase!
Vous vous présentez à l’automne pour un nouveau mandat de quatre ans au Conseil des États. Pourquoi continuer sur ce chemin?
Parce que j’ai la gorge nouée par tous ces problèmes.
Mais la politique a elle aussi échoué…
C’est bien là le problème. J’ai déposé une intervention pour demander un système bancaire séparé. Je suis curieux de voir si cette idée va passer. En 2014, lorsque les Vert-e-s sont arrivés avec cette même proposition, ce n’était pas le cas. Tout est très lent à Berne. Nous sommes dans une politique millimétrée. Nous tournons tantôt légèrement à droite, tantôt à gauche. Et nous oublions parfois la vue d’ensemble.
Pourquoi devrait-on voter pour vous?
Je peux faire de la politique différemment. Je n’appartiens à aucun parti et je suis financièrement indépendant. Je n’accepte pas un seul franc, de personne. Si je reçois des demandes comme celle de la banque Raiffeisen et que j’encaisse 2600 francs pour une conférence, je le dis ouvertement: je vais faire don de cet argent. Chaque année à une autre institution. Je suis administrateur de mon entreprise, mais je n’ai pas d’autres mandats. Certains médias en ont même conclu que j’étais le politicien le plus indépendant de la Berne fédérale.
Durant toutes ces années au Conseil des États, vous êtes resté un combattant solitaire. Avez-vous manqué l’occasion de forger des alliances?
Au Conseil des États, on m’écoute. Entre autres parce que mes arguments sont fondés et que je ne change pas mon fusil d’épaule parce que nous sommes dans une année électorale, comme le font d’autres politiciens. C’est le moment où certains mentent le plus. Mais je reste fidèle à ma ligne.
Vous avez aujourd’hui 62 ans. Etes-vous devenu plus docile avec le temps?
Non, pas le moins du monde. Si l'on est docile, on n’a plus rien à faire en politique.