Si c’était un scénario de film, il aurait toutes les chances d’être refusé par la production. Trop d’événements hors du commun, de coïncidences, trop de tout. Mais ce scénario, c’est la vie de Stéphanie, et il est bien réel. Cette Franco-Suissesse au contact chaleureux habite à deux pas de la frontière genevoise. Quarante-cinq ans, mère de cinq enfants, un regard brun vif et un vrai talent de conteuse pour raconter sa vie dans «L'illustré». Et quelle vie!
Quand Stéphanie vous dit qu’elle retrouve quasi chaque année depuis 2018 plusieurs demi-frères et demi-sœurs, nés comme elle du même donneur de sperme, on se dit qu’effectivement sa destinée a quelque chose d’extraordinaire. Surtout quand elle vous tend une photo de la réunion de tous ces adultes qui partagent 50% de gènes en commun. «Ma dernière sœur nous a rejoints en 2023. Nous sommes onze à ce jour. Un est resté inconnu. Mais si ça se trouve nous sommes peut-être 150 car notre donneur a donné son sperme pendant quatre ans plusieurs fois par semaine. Avec un taux de réussite de 78%!»
Un léger sourire même si le sujet est grave, car cette juriste qui étudie aujourd’hui la psychologie a appris à prendre du recul. D’ailleurs elle n’aime pas le terme don. Elle préfère dire «abandon de sperme». Aujourd’hui, une telle histoire ne serait plus possible, la loi suisse est stricte: un donneur ne peut engendrer que huit enfants au maximum. En Suisse, en 2023, 4671 enfants sont nés par don de sperme.
Un combat pour sa vie et la vérité
«J’ai toujours eu le sentiment d’être le vilain petit canard, pensant que j’avais été adoptée. J’ai mal grandi», raconte Stéphanie. Une distance avec son père qu’elle n’expliquait pas même si elle a toujours eu une bonne relation avec lui. Une mère peu affectueuse, une adolescence avec beaucoup de solitude.
Et, comme si l’inconscient avait décidé d’être plus facétieux que d’ordinaire, elle passe une thèse à Rome sur la procréation médicalement assistée en droit franco-italien, sans savoir qu’elle est elle-même issue d’un don de sperme. Elle se souvient aussi d’avoir été la proie d’une fièvre et d’un mal de dos mystérieux pendant des mois durant cette période. Comme si son corps lui soufflait à son tour des indices sur ses origines.
En 2004, Stéphanie vit à Grenoble, elle est mère d’une petite fille, une deuxième verra le jour deux ans plus tard. Une période «nuit noire de l’âme» puisqu’elle affronte une séparation conjugale, un cancer des glandes surrénales et des médecins qui n’estiment pas sa survie au-delà de trois mois. Un choc. Un combat qu’elle va mener avec sa force naturelle et surtout sa foi, jusqu’à une guérison spectaculaire. «J’ai toujours gardé au fond de moi une confiance inébranlable en Dieu, même s’il m’est arrivé de dire à la vie qu’elle avait un drôle d’humour!»
Un humour aussi espiègle puisque Stéphanie finira par épouser son psychiatre. Celui-là même qui l’avait prise en charge au lendemain du diagnostic de sa maladie. Et qui a attendu qu’elle ne soit plus sa patiente pour déclarer ses sentiments. Ils vivent aujourd’hui dans une vaste maison et beaucoup d’espace près de la frontière genevoise, avec trois enfants venus enrichir la tribu. Le dernier est né en 2019.
«Je comprenais enfin toutes mes angoisses»
Tout aurait pu continuer ainsi si la sœur de Stéphanie n’avait pas découvert un beau jour une incompatibilité entre son rhésus sanguin et celui de leur père. «On a pensé dans un premier temps qu’elle était le fruit d’un adultère.» Sa mère passera très vite aux aveux fin 2013. Stéphanie est née d’un don de sperme à la Frauenklinik de Berne, sa sœur d’une liaison hors mariage. Leur père était stérile. «Au début, ce fut un gros soulagement. Je comprenais enfin toutes mes angoisses depuis mon enfance sur le fait que je ne ressemblais pas à mon père.»
Elle est juriste, combative, curieuse, elle veut à tout prix retrouver la pièce manquante du puzzle des origines de sa vie. La Suisse autorisant la levée de l’anonymat des donneurs depuis 2001, Stéphanie se rend à la clinique de Berne, là où tout a commencé. «J’ai cru un certain temps que mon père biologique était peut-être le médecin en charge à l’époque où ma mère s’y est rendue. J’avais vu une vidéo de lui envoyée par une femme née aussi d’un donneur dans cette clinique. J’avais eu un choc car je trouvais qu’il me ressemblait. L’impression tout à coup que c’était toute une partie de mon visage, de mon histoire qui apparaissait. J’avais été troublée par son attitude, il s’intéressait à moi, me posait des questions, me disait: «Vous êtes belle et intelligente, une réussite.»
Elle se fait une raison, puis un message
Mais je me disais que retrouver mon géniteur serait très difficile car la clinique mélangeait le sperme de trois donneurs à chaque insémination.» La mort de ce médecin six mois plus tard la laisse en plein désarroi. «J’ai pleuré au téléphone. De me dire que je ne saurais jamais si c’était lui ou pas…»
Stéphanie se fait une raison. «J’attendais mon quatrième enfant, je ne voulais pas non plus passer à côté de ma vie pour rechercher celui qui en était à l’origine.» Elle a envie de faire place nette pour le bonheur, met dans un coin de sa tête le fait qu’elle s’est inscrite sans trop y croire et sous pseudo sur un de ces fameux sites américains de recherche des origines. «Je l’avais presque oublié quand j’ai reçu en mars 2017 un mail en anglais me disant: 'Je pense que nous sommes frère et sœur, nous sommes compatibles génétiquement à 50%.' C’était dingue, dit-elle, l’émotion encore palpable dans sa voix. Il m’avait envoyé sa photo, on se ressemblait beaucoup!»
Ce premier frère, c’est Andreas, habitant en Autriche, puis viendra Hannès, qui vit dans le canton de Berne. Qui a lui-même retrouvé un autre demi-frère. Ces trois-là vont très vite se rencontrer. «On avait quasi la même tête, c’est fou! C’est moi qui les ai informés que nous étions nés par don de sperme, ils pensaient que leur mère avait eu un enfant hors mariage…»
Identité du donneur révélée
Au fil des ans et des inscriptions sur d’autres sites américains, les frères et sœurs vont arriver dans sa vie comme des paquets-surprises. Deux fois par an, tout ce petit monde se retrouve avec conjoints et enfants. «C’est le dernier arrivé qui organise la réunion. Et ce qui est incroyable, c’est que beaucoup d’entre nous sont juristes ou avocats, souligne, amusée, notre spécialiste du droit. D’ailleurs, notre père biologique était notaire!»
Oui, vous avez bien lu, Stéphanie a finalement découvert l’identité de son donneur. Grâce à la titanesque enquête généalogique menée par Hannès qui conduira à la découverte d’un cousin des deux filles légitimes du donneur, qui vivent aujourd’hui à Fribourg et à Lausanne, mais ont grandi dans un village fribourgeois. «Nous étions persuadés qu’elles refuseraient de nous voir», confie notre juriste. On peut en effet imaginer le choc d’apprendre que son père a donné naissance à une nombreuse progéniture. Une des filles de son donneur a pourtant accepté, en 2023, de comparer son ADN avec celui d’une demi-sœur de Stéphanie.
«Ça a matché. Du coup, nous nous sommes rencontrées, c’était très émouvant, et surtout, elles nous ont permis de découvrir qui était notre père, décédé malheureusement à 48 ans d’une crise cardiaque. On a pu voir des photos, des vidéos. Il était grand et brun, je lui ressemblais, cela m’a fait quelque chose de regarder ces images. Un de mes fils est son portrait craché quand il était petit.» Anecdote troublante, la jeune femme, par le passé, avait pris un train pour Saint-Gall qui s’était arrêté dans le village du donneur. «J’avais ressenti un trouble étrange; ce lieu, ça me parlait!»
Le combat pour d'autres
Stéphanie reste aujourd’hui ultra-sensibilisée sur la question. Elle est membre de l’association germanophone Spenderkinder, qui regroupe plus de 200 personnes nées par don de sperme en Suisse, en Allemagne et en Autriche. Et qui plaide pour le droit à connaître ses origines et milite pour l’abolition des dons de sperme ou d’ovules anonymes.
Cette femme qui s’est battue pour découvrir sa vérité ne juge pas ceux qui ont recours à une procréation de ce type. Mais ce n’est pas parce que l’anonymat des donneurs a été levé que cela règle tous les problèmes, affirme-t-elle. «C’est une décision qui doit être mûrement réfléchie. J’ai rencontré beaucoup de personnes nées par don, je n’en connais aucune qui n’en souffre pas.» Porter l’enfant d’un homme dont on ne connaît ni le visage ni l’histoire, ce n’est pas à ses yeux quelque chose d’anodin. Mais c’est possible, reconnaît-elle, «avec beaucoup d’amour et de souci de vérité». La quête de ses origines ne doit pas être un combat comme le sien.
Cet article a été publié initialement dans le n°01 de L'illustré, paru en kiosque le 3 janvier 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°01 de L'illustré, paru en kiosque le 3 janvier 2025.