Nous les avions laissées à Korczowa, ville polonaise qui fait la frontière avec Krakowets, en Ukraine. Nous les retrouvons à Châtel Saint-Denis, dans le salon de la famille Jaggi. Sur la table, un exemplaire de «La Gruyère» — qui avait repris notre article — raconte le début de l’histoire: «Une expédition pour retrouver sa mère». Nous sommes en Veveyse pour connaître l’entier du récit d’Anna et de sa fille Sophie.
Les deux Ukrainiennes sont réunies depuis bientôt 36 heures, mais elles continuent de se tenir par la main. La fille se lève pour aller nous faire un café. «Juste de l’eau chaude pour moi, c’est ce qui me tient éveillée depuis tout ce temps», lui réclame sa mère. D’abord en ukrainien, puis en français. «Nous avions l’habitude de converser en russe, mais désormais, nous ne parlerons plus qu’ukrainien. Je ne veux plus rien entendre de la Russie», nous glisse Anna.
Bavarde, la femme de 49 ans commence par dérouler le fil de sa vie. Comment elle a passé 19 ans en Suisse, son mariage en 2001, la naissance de sa fille l’année suivante. Ses divers petits jobs, puis ses études en économie et sa formation en comptabilité. «Maman, je crois qu’il est là pour qu’on lui parle de la guerre», coupe sa fille. Ce conflit que la jeune femme de bientôt 20 ans, étudiante à l’EPFL, a tenté de raconter entre deux sanglots en story Instagram.
Au ski il y a un mois!
Avance rapide jusqu’à il y a moins d’un mois. Soulagée de la fin de ses examens en génie civil, Sophie part se changer les idées en Ukraine, où vit sa mère depuis trois ans. Malgré la distance, les deux femmes entretiennent une relation très fusionnelle — Sophie se rend dès qu’elle peut dans la République d’Europe de l’Est où vit toute sa famille maternelle. En racontant les magnifiques vacances de ski passées avec sa fille dans le sud du pays en février, Anna se rend compte de l’absurdité de la situation. Trois semaines plus tard, là voilà à près de 2000 km de là, dans le salon de ses amis.
N’y avait-il pas de signes avant-coureurs? Anna assure que non. C’était tranquille, la vie normale. Le seul combat était celui de ses parents, 86 et 83 ans, contre le Covid. Jusqu’à ce fameux jeudi. Le vingt-quatre du deux, comme le dit la bientôt quinquagénaire avec son joli accent. À 5h du matin, plusieurs bruits sourds. «J’ai pensé que c’était des exercices de soldats de notre armée. Mais il y avait trop d’explosions. Les fenêtres et le toit ont vibré et m’ont fait sauter du lit.»
Anna se met à paniquer. Elle avait pourtant entendu ces messages à la télévision, les derniers jours, appelant la population à se créer un «sac de survie» au cas où. Mais elle n’y avait pas vraiment prêté attention. «Ils parlaient d’aller dans le métro en cas de bombardements, j’ai trouvé ça absurde. J'ai toujours été optimiste, je pensais qu'on peignait le diable sur la muraille...» De toute manière, se dit-elle, si la Russie tentait quelque chose, ce sera dans le Donbass, pas dans l’ouest du pays, la partie la plus occidentalisée. D’ailleurs, sa région en banlieue de Kiev est surnommée «la petite Suisse», parce qu’une attention particulière y a été mise ces dernières années sur l’aménagement, notamment les espaces verts.
«C'est la guerre»
Et pourtant, ce jeudi noir… «La première chose que j’ai faite, reprend Anna, c’est d’appeler Sophie. Je lui ai dit: ‘C’est la guerre’. Elle n’a pas compris. J’ai répété encore une fois. J’étais sur la terrasse, on entendait le bruit des explosions derrière.» La maman marque une pause, la fille prend le relais. «Dans mon studio de Lausanne, j’ai allumé mon ordinateur. Dès que j’ai vu les nouvelles, j’ai foncé au kiosque pour recharger la carte de téléphone de ma mère. Elle avait un numéro suisse prépayé, j’ai mis 50 francs pour que l’on puisse continuer à se parler si les réseaux ukrainiens étaient coupés.»
Sophie prend aussi des nouvelles de ses grands-parents. «Ils étaient complètement déprimés de voir ce qui arrivait. Ce n’est pas leur première guerre…» Sa mère corrobore: «Mon père est un très grand fan de politique. Normalement, il regarde tout, il lit et analyse tout. Mais là, il n’avait juste pas envie. Il est dégoûté par ce qui se passe.»
Anna n’en croit elle-même pas ses yeux. «Une guerre comme ça, au 21e siècle…» Depuis sa terrasse, plus tard ce jeudi, elle voit un hélicoptère raser les maisons. «Il ne faisait presque pas de bruit, j’ai pensé que c’était un appareil de notre armée. J’ai fait quelques recherches et j’ai vu que c’était un ‘requin noir’, un hélicoptère de Biélorussie. Et j'ai vu les premiers bâtiments de notre quartier prendre feu.»
La nuit dans une cave
L’Ukrainienne commence à prendre la mesure de l’ampleur de la situation. Elle analyse ses options. L’une mène au nord, vers Tchernobyl. «C’est une zone où il n’y a pas grand-monde, donc je me suis dit que je pouvais m’y réfugier chez des proches qui habitent la région, en attendant que cela se calme. Lorsque j’ai vu aux infos que les Russes venaient précisément depuis Tchernobyl et qu’ils avaient pris la centrale, j’ai su que cela s’annonçait très compliqué.»
La première nuit, Anna la passe dans la cave d’un voisin avec les gens du quartier. Les bombardements s’intensifient, tout le monde a peur. «Le voisin a tenté de nous rassurer, il nous disait que ça allait durer deux ou trois jours, que c’était juste une opération militaire de la Russie. Il m’a dit qu’il resterait là avec sa famille, que jamais ils n’allaient fuir. Le lendemain, ils étaient tous partis.»
Dès le vendredi, c’est l’apocalypse. «Tout était en fumée. Ma rue s’était transformée en un film de Tom Cruise. J’ai même dit à ma fille que c’était Armaggedon…» Anna n’a presque pas fermé l’oeil de la nuit. Elle n’a plus les idées claires, mais une certitude: elle doit fuir. Mais que faire des trois chiens? Comment les emporter dans une si petite voiture? Elle se résout à n’en prendre qu’un — qui slalome entre nos jambes pendant l’interview — et laisse derrière elle les deux autres. Un crève-coeur: ce sont des animaux à qui elle avait sauvé la vie et qui la rendaient fière. Enfermés dans la maison, ils sont condamnés. Anna leur ouvre la porte de la terrasse, espérant que l’instinct de survie prévaudra.
«Anna, tu dois fuir!»
Dans un réflexe un peu ironique, l’Ukrainienne se met à chercher le passeport de son chien. «J’ai pensé que j’allais peut-être me faire embêter à la douane si je n’étais pas en règle. Une amie que j’avais au téléphone m’a dit: ‘Anna, maintenant tu dois fuir. Si tu ne le fais pas maintenant, tu seras coincée.’» L’armée de son pays a déjà commencé à dynamiter tous les ponts aux alentours de Gostomel, dans un réflexe stratégique de protection de la ville. C’est la dernière qui sonne. Non loin de là, l’aéroport cargo de Gostomel, ni civil ni militaire, fait l’objet d’intenses bombardements russes.
Reste une question: fuir, oui, mais pour aller où? Anna pense à l’un de ses oncles, qui habite à 400 km à l’ouest. Le problème, c’est qu’elle n’a pas assez d’essence. «J’avais environ 250 km d’autonomie. La première station où je me suis arrêtée, j’ai fait environ 1h de queue. Ils ne prenaient que le cash, pas la carte. Je n’avais des hryvnia (la monnaie ukrainienne, ndlr.) que pour cinq litres.» En panique, Anna se dit que tout est «fichu». Elle passe la nuit dans l’une des prochaines stations. «Il n’y avait pas d’essence, mais au moins un peu de thé. On m’a dit qu’il n’y avait plus d’essence loin à la ronde parce que le dépôt avait été bombardé à Gostomel. Exactement la ville d’où j’étais partie…»
Le lendemain, l’ancienne Bulloise entend que certaines stations fonctionnent encore de l’autre côté de l’autoroute. Elle tente sa chance et… bingo: l’une d’entre elles a de l’essence et accepte la carte. «À ce moment-là, quelqu’un aurait pu me proposer d’exaucer mes rêves les plus chers, j’y aurais renoncé pour ces 20 litres d’essence. Est-ce que ça vous montre assez à quel point j’y tenais?», m’interroge Anna. À peine le temps d’acquiescer et de prendre quelques notes que le récit continue. «Mon horizon s’éclairait: je pouvais aller vers la Moldavie, la frontière la plus proche, mais je connaissais mieux le chemin vers la Pologne.»
Immense élan de solidarité
Pendant ce temps, à plus de 1500 km de là, Sophie a trouvé refuge chez les Jaggi, dont la jeune femme connaît bien les filles pour avoir usé les bancs d’école mais surtout suivi des cours de patinage artistique en leur compagnie. Pour Patrick et Bénédicte, les parents, ce n’est même pas une question: il faut foncer en Pologne attendre Anna, peu importe combien de temps il faudra poireauter à la frontière. Estelle, la fille, est du voyage. Elle vient d'ailleurs de prendre place à la table où Sophie et sa mère nous raconte leur aventure et s'implique dans la conversation. «Comme ma mère est enseignante, elle était en vacances et a pu prendre les commandes de l’opération.»
«C’est allé très vite, poursuit la jeune femme. On ne voulait pas partir les mains vides.» Sitôt le voyage annoncé, tout le quartier se mobilise. Des affaires de première nécessité affluent chez les Jaggi. De l’argent, aussi. «La solidarité a été incroyable», raconte la jeune femme. Celle-ci travaille dans le village de Gruyères lorsque la voiture qui doit conduire la délégation châteloise en Pologne vient la chercher. «Ils m’ont dit: prépare-toi, on arrive!»
Anna, elle, est loin de cet enthousiasme. Elle continue comme elle peut sa route en direction de la Pologne, croisant un défilé presque continu de véhicules d’alerte ou militaires de l’autre côté de la chaussée. Voilà plusieurs jours qu’elle n’a pas vraiment dormi, buvant seulement un peu de bouillon dès qu’elle peut. «J’avais une telle mauvaise mine qu’un moment, je me suis dit qu’il fallait que je fasse un selfie pour immortaliser ce moment. Je me suis regardé et j’ai pensé: ‘Voilà, Anna, c’est le début de ta nouvelle vie. Une vie de réfugiée…’» Elle tourne son téléphone et nous montre le cliché. Méconnaissable.
«Ça réchauffe le coeur»
Après une nuit à Dresden, en Allemagne, la voiture partie de la Veveyse arrive à Krakowiets, en Pologne. «C’était dimanche, reprend Estelle. On a vidé le coffre de ce qu’on avait au camp de réfugiés. On a véhiculé quelques personnes, toutes étaient très marquées par le voyage.» Prochain dilemme: où dormir? Le quatuor se fait une raison: ce sera probablement dans la voiture, tant que possible. «Mais il y avait un motel où tout le monde dormait sur des tables. Un homme nous a indiqué des canapés à l’étage. C’était une formidable nouvelle, rigole la fille Jaggi. Il était Ukrainien et faisait le voyage inverse pour retrouver sa famille.» Problème: l’homme est camionneur et on ne le laisse pas passer, de peur qu’il ne freine les convois qui se rendent sur le front.
Dans la nuit de lundi à mardi, c’est la délivrance pour Sophie: elle peut enfin embrasser sa mère. Un moment qu’elle fait vivre sur Instagram. «C’était fou, j’ai reçu tellement de messages, même de gens que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, explique-t-elle. Une fille qui avait lu votre article m’a dit qu’elle avait réinstallé Instagram pour me suivre. Des gens ont trouvé mon numéro pour m’envoyer de l’argent par Twint. Désolé pour le mot, mais dans toute cette merde, ça réchauffe sacrément le coeur.»
Anna étreint sa fille et nous montre une autre photo sur son téléphone. Un ami de Suisse qui a peint le nichoir de ses oiseaux aux couleurs du drapeau national. «Chaque message compte. Même quelques mots, ça soulage. Nous ne sommes pas seuls.» L’Ukrainienne est encore sous le choc de ces derniers jours. Lors de la nuit d’avant le grand retour depuis la frontière polonaise, elle a eu des terreurs nocturnes. «Je n’avais jamais eu ça de ma vie. Ça fait très peur, je ne savais plus où j’étais, j’avais besoin d’oxygène…»
«Ma mère a une bronchite extrême»
La délégation, passée à cinq personnes et deux voitures, rentre en Suisse. Les trois conducteurs se relaient, Bénédicte passe la plupart du temps au volant. Anna s’éclaire en évoquant la Fribourgeoise, qu’elle ne saurait remercier assez. «Elle a été tellement formidable. Elle a tout pris en main, du début à la fin. C’est si précieux d’avoir des gens comme les Jaggi…»
Anna est soulagée mais n’a qu’une idée en tête: mettre ses parents, restés à Gostomel et intransportables jusqu’en Suisse, à l’abri. «Ils souffrent encore du Covid. Ma mère a une bronchite extrême, elle a besoin d’antibiotiques», soupire la blonde aux lunettes rondes, qui espère pouvoir leur trouver un bon endroit où se réfugier.
Dans le salon des Jaggi, une télévision branchée sur une chaîne d'informations en continu crache les dernières mauvaises nouvelles venues du front. «Heureusement, il y a énormément de solidarité. Même sous les bombes», glisse la presque quinquagénaire, un regard sur son t-shirt jaune et bleu. Les nouvelles couleurs de l'espoir.