«Entrée gratuite pour poitrines proéminentes»: l’affiche de la fête prévue samedi à Molondin a fait polémique en fin de semaine dernière. Si la société de jeunesse du village du Nord vaudois a rétropédalé et retiré le visuel, la fête a tout de même eu lieu, battant un record de fréquentation selon «20 minutes», qui rapporte que les organisateurs soutiendront la lutte contre le cancer du sein.
Alors que la polémique a dégonflé et que les esprits se sont apaisés aussi vite qu'ils s'étaient échaudés, il est opportun de s'y plonger à tête reposée. Les sociétés de jeunesse sont-elles le monde arriéré décrit par certains sur les réseaux sociaux? Pourquoi les filles ne se sont-elles pas rebellées contre la «marchandisation» dont elles faisaient l’objet?
Ces questions, nous les avons posées à Alexandre Dafflon. Le chercheur à l'Université de Lausanne est sans doute le mieux placé pour s’exprimer sur le sujet. Dans le cadre de sa thèse, il a passé cinq ans à étudier les jeunesses campagnardes. Une très longue immersion au sein d'organisations qui, bien que populaires, n’avaient fait l’objet d’aucune «vraie» recherche scientifique.
Avez-vous été surpris par le tollé provoqué par cette fête à Molondin?
Ce qui m’a étonné, c’est l’ampleur de la polémique. Car il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau: ce samedi, ce devait être la 8e édition de la «soirée meules». Or, jusqu’ici, cela n’avait visiblement pas posé problème, alors même que la Jeunesse en question compte une bonne part de filles.
Comment l’expliquer?
La fête en elle-même n’a pas changé, c’est le regard qui a évolué. Aujourd’hui, il y a des gens qui se mobilisent là-contre, qui trouvent l’existence-même de ce genre d’événements insupportable. Le tweet du journaliste du Temps a sans doute amené l’affiche dans des sphères où les gens ont davantage tendance à s’indigner et qui bénéficient d'une vitrine médiatico-politique.
Visiblement, les femmes de la société en question ne s’étaient pas rebellées. Comment l’analysez-vous?
Il faudrait aller leur poser la question! Néanmoins, j'ai pu constater que les femmes ne se sentent pas rabaissées constamment ou sous le joug des hommes. J'ai beaucoup étudié la division du travail, par exemple, un domaine très genré. Ce sont presque toujours les hommes qui sont associés à ce qui est visible et valorisé de manière technique — le montage de la «tonnelle» de fête, par exemple. Or, les femmes ne prennent pas forcément cela comme des inégalités: elles savent que si elles ne sont pas là pour gérer l’administratif ou l’organisationnel, rien ne tourne. Elles parviennent à créer des espaces qu’elles estiment autonomes et à reprendre du pouvoir.
Reste que la sexualisation est omniprésente dans ces sociétés...
L'adolescence et l'entrée dans l'âge adulte sont des moments-clés pour la constitution de l'individu. Dans ces sociétés, la sexualité est en effet tout le temps là, que ce soit dans la pratique, les discours, les sujets de conversation... Les normes sont également omniprésentes: les hommes ne doivent «pas être des pédés» et cultiver l'exubérance sexuelle, tandis que les filles sont conduites à être dans la retenue. Celles qui multiplieraient les aventures hors d’un contexte de couple seraient «des putes».
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Les filles en souffraient-elles?
Certaines en souffrent mais néanmoins, elles ne restent pas muettes et passives. C’est cela qui est intéressant. Souvent, les femmes des jeunesses que j'ai observées étaient conscientes de ces stéréotypes et cultivaient des stratégies pour retourner à leur avantage la situation. Elles se traitent elles-mêmes de «pute» et le revendiquent. Même si elles évoluent dans un espace très régi par des normes masculines, les femmes parviennent à se faire une place. Cela ne veut pas dire pour autant que les inégalités de genre ne subsistent pas.
La vague #MeToo a-t-elle atteint les sociétés des jeunesse?
Oui. Depuis deux ou trois ans, la Fédération vaudoise des jeunesses campagnardes a beaucoup communiqué sur le sexisme, pour qu’il y ait une prise de conscience des inégalités. Il ne faut pas croire que les jeunesses sont coincées dans un temps ancien ou extérieures à la société. Elles évoluent parfois moins vite, mais elles sont forcément conditionnées par les transformations sociales. Les populations se mélangent, de nouveaux arrivants apportent d’autres visions du monde, il y a aussi de plus en plus d’étudiants...
Mais il y a toujours des «soirées meules».
Certes, mais il peut s'agir de la valorisation d’une certaine continuité, une transmission de valeurs (Xème édition d’une fête, par exemple), et la volonté de se distinguer des autres sociétés de jeunesse. Et, après tout, peut-être que cette «soirée meules» est aussi un simple moyen de faire parler de soi.
Vous avez passé cinq ans en immersion. Comment y avez-vous été perçu?
Au début, il y avait logiquement de la méfiance. J’ai grandi plus ou moins en campagne, mais j’étais tout de même un universitaire au milieu d’eux. Ils ont été très rassurés lorsque je leur ai dit que j’allais être là tout le temps, parce que j'ai constaté que les membres de ces sociétés apportent beaucoup d’importance à l’expérience dans la production de la connaissance. Je devais être là, être témoin de tous les événements pour éviter de raconter des conneries. C'est peut-être la manifestation de la mauvaise presse dont ils avaient fait l'objet — une fête dans le Nord vaudois avait fait polémique en 2010 et les esprits étaient marqués par cette stigmatisation.
Avez-vous réussi à vous faire accepter?
J'espère. J'y suis resté cinq ans, donc il y a des membres qui partent, d'autres qui arrivent... On y lie aussi des amitiés: je suis invité chaque année à la «bouffe des anciens», donc en quelque sorte je suis considéré plus ou moins comme un membre malgré ma posture d'observateur extérieur.
Que retenir de vos travaux?
J'ai tenté de démontrer que les rites et le primat hétéronormatif n'existent pas uniquement dans les classes populaires. On peut établir de nombreux parallèles avec les fraternités estudiantines, où certains mécanismes (le bizutage, par exemple) sont identiques. Il s'agit simplement d'organisations traditionnelles, structurées par des formes de masculinités proches bien qu’elles s’inscrivent dans différents milieux sociaux.