Nous sommes en 2022. Sous le soleil de juillet, un changement de loi vient éclaircir l’accès aux soins en santé mentale pour la population suisse. Désormais, les psychologues munis d’un titre de psychothérapeute peuvent facturer directement une partie de leurs séances à l’assurance maladie obligatoire. Le système sortant, dit de «délégation», qui imposait la supervision d’un psychiatre, ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir.
Aujourd’hui, une simple prescription de votre médecin de famille vous ouvre la voie à un suivi couvert par l’assurance. C’était l’objectif: simplifier l’accès aux soins à une époque où la demande augmente et la disponibilité des psychiatres vacille sous le poids de cette dernière. Mais dans une logique bien établie, après le soleil d’été vient l’automne et les nuages s’amoncellent.
Dans cette machine à l’apparence bien huilée, le problème est rapidement identifié. D’abord par les psychologues psychothérapeutes, qui ont trébuché les premiers. On parle ici d’un rapport qui, après 30 séances, doit impérativement être cosigné par un psychiatre. Sans ce précieux paraphe, la couverture de l’assurance s’interrompt, et la thérapie aussi. Selon les chiffres les plus récents, recueillis par l’Association genevoise des psychologues auprès de ses membres et que Blick a pu consulter, cela concernerait a minima un suivi sur deux.
Ainsi, alors que le cadre semble clair sur le papier, la machine risque de caler à un moment où la moitié des thérapies devraient se prolonger afin d’assurer un suivi optimal et efficace. Line Bataillard, coprésidente de l’Association vaudoise des psychologues (AVP) est la première à le souligner: «Dans les faits, trouver un psychiatre pour signer ce rapport des 30 séances, c’est la croix et la bannière». Ce son de cloche, répété inlassablement, résonne dans les nombreux échanges qui ont mené à cette enquête.
Une discussion éminemment politique
Cette émancipation tant financière que quasi-hiérarchique obtenue par les psychologues psychothérapeutes en ce premier jour de juillet 2022 rime-t-elle en réalité avec embûches? Matthieu*, à son compte depuis le changement de système, reçoit dans la région de Morges (VD): «Les psychiatres étaient bien contents de faire partie de l’équation quand ils empochaient plus de 60% du prix de nos séances sous le système de la délégation. Maintenant que ce n’est plus le cas, ils ne répondent parfois même plus à mes sollicitations pour signer ce rapport.»
Si ce mécontentement est palpable chez les soignants, les faîtières avancent une autre explication. À Genève, Loïc Deslarzes, président de l’Association genevoise des psychologues (AGPsy), nuance: «Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un manque de volonté, mais bien d’une surcharge de travail généralisée des psychiatres». Dans le canton de Vaud, cette théorie se confirme: «Je crois sincèrement à cette surcharge. Pour y parer, les psychiatres nous demandent de les contacter très en avance», confirme Line Bataillard.
Pour certains interlocuteurs souhaitant rester anonymes, le problème ne se limite pas à la disponibilité des médecins-psychiatres. Derrière leur position essentielle dans ce modèle de prescription se cacherait également le souhait de «maintenir une maîtrise sur le traitement thérapeutique sans pour autant réussir à l’assumer aujourd’hui.»
Les médecins psychiatres constatent le problème
Pierre Cochand est médecin psychiatre à Lausanne. Il met en avant le rapport qui doit exister entre les deux corps de métier impliqués: «Lorsque des psychologues psychothérapeutes que je connais par cœur ont besoin de l’aval d’une autorité, en l’occurrence la mienne, ils l’obtiennent immédiatement.» En revanche, ce n’est pas le cas pour les soignants avec qui il n’a pas eu l’occasion de travailler par le passé. Il poursuit: «Je pourrais accorder du temps à l’étude de ces rapports, mais je ne peux pas faire confiance à quelqu’un que je ne connais pas. De plus, se faire un avis sur un patient lorsqu’on ne le rencontre qu’une fois, c’est compliqué.»
Du côté des faîtières, dont le Dr Cochand ne fait pas partie, on souhaite attendre les chiffres du prochain rapport de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) avant de commenter, afin que «les réponses puissent être basées sur des faits», peut-on lire dans une réponse écrite à nos sollicitations. Rendez-vous est pris pour la fin de l’année.
Malgré tout, l’espoir d’une collaboration sincère reste présent dans certaines voix. Le Dr Marc-Antoine Antille, pédopsychiatre à Lausanne, entretient de bonnes relations avec ses collègues psychologues psychothérapeutes. «Je pense qu’on devrait s’allier entre psychologues et psychiatres pour défendre nos intérêts communs et l’intérêt de nos patients.» Il ajoute, avec humilité: «Une partie de ma formation m’a été donnée par des psychologues, et j’en ai moi-même formé. Nous devons faire confiance à leurs compétences.»
Face à l’urgence, l’importance des chiffres
Les chiffres confirment toutefois un réel problème. À Genève, l’AGPsy fait état de difficultés indéniables. Dans une récente étude réalisée par l’association, 64% des psychologues psychothérapeutes du canton affirment rencontrer des difficultés à faire évaluer et signer le rapport des 30 séances. Ces complications génèrent un retard d’un mois ou plus dans 44% des suivis. L’association confirme également que des thérapies ont simplement dû être interrompues de manière précoce.
Ces résultats sont proches de ceux d’une étude réalisée par la Fédération suisse des psychologues (FSP), qui doivent encore être détaillés, mais que Blick a pu consulter. Confronté à ce problème de disponibilité et ses conséquences, Matthieu*, notre témoin psychologue psychothérapeute indépendant, déplore: «On doit faire quoi? Prolonger des suivis gratuitement? Je ne peux pas laisser mes patients comme ça.» L'association confirme également que de nombreuses thérapies se voient tout bonnement stoppées par l’absence de signature d’un psychiatre disponible.
La psychothérapie, à cheval entre les deux mondes
Dans la houle des arguments, l'un d'entre eux détonne. Il est avancé par les psychologues psychothérapeutes et majoritairement validé par les psychiatres questionnés. Pourquoi l'ordonnance impose-t-elle une validation sur le plan psychothérapeutique alors que la formation des psychologues jouissant de ce titre est équivalente à celle des psychiatres psychothérapeutes?
«Un non-sens complet», s'indigne Irena*, une psychologue psychothérapeute basée dans le canton de Vaud. Elle ajoute: «Il faut que cette loi distingue la nature du rapport. Si j'estime qu'un suivi nécessite une médication ou un arrêt de travail, évidemment que je vais solliciter un médecin-psychiatre. Mais pour mes suivis en psychothérapie, pourquoi je devrais obtenir leur aval?»
Au total, le rapport des 30 séances nécessite la signature du médecin prescripteur, du psychologue psychothérapeute, d’un psychiatre et du médecin-conseil de l’assurance — soit quatre intervenants qui, naturellement, facturent chacun leur travail. «Ce processus n’implique pas de plus-value, mais juste une charge administrative inutile qui alourdit le travail de spécialistes déjà sursollicités, engendre des coûts inutiles et complique, au final, la vie des patients», commente Cathy Maret, membre de la direction de la FSP.
Chez Irena*, ce «non-sens» provoque un sentiment de frustration: «On voit des psychiatres offrir des psychothérapies de longue durée à leurs patients, alors que nous sommes contraints par une limite. Nous détenons également un titre de psychothérapeute, et nous coûtons moins cher. Ce manque de cohérence dans la gestion des coûts de la santé publique est incompréhensible.»
Des solutions certes, mais comment faire à long terme?
Aujourd’hui, les chiffres de l’AGPsy indiquent qu’au moins un suivi en psychothérapie sur deux nécessite plus de 30 séances. On apprend par ailleurs dans l’étude de la FSP que dans 90% des cas, lorsqu’une collaboration est obtenue, le psychiatre valide le diagnostic posé par le psychologue psychothérapeute. Pour Line Bataillard, de l’Association Vaudoise des Psychologues, la situation est «déraisonnable».
Plusieurs cantons proposent aujourd’hui des solutions d’urgence. À Genève, depuis le mardi 12 novembre, il est possible pour les psychologues psychothérapeutes de passer par la télémédecine pour trouver un psychiatre disponible dans un autre canton.
Par ailleurs, l’AGPsy développe une application qui permet aux psychologues psychothérapeutes de signaler les difficultés rencontrées. Dans le canton de Zurich, les grandes institutions hospitalières sont également davantage sollicitées pour ce rapport. Cette relation serait quasi-inexistante en Suisse romande.
Malgré ces solutions, l’objectif reste majoritairement inchangé: modifier l’ordonnance dont la réflexion autour de sa mise en place n’aurait pas été adaptée à la réalité. L’OFSP devrait publier dans le courant du mois de décembre un bilan après deux années passées sous le modèle de prescription. Il servira certainement de base forte pour maintenir à flot cet accès aux soins, à l’heure où, selon la dernière Enquête suisse sur la santé (ESS), la santé mentale, spécialement des jeunes, se détériore.
*Noms connus de la rédaction