Sa famille veut des explications
Des employés d'un centre de requérants d'asile appellent un taxi au lieu d'une ambulance

Au lieu de contacter une ambulance, des soignants ont fait appel à un taxi lorsqu'un demandeur d'asile souffrant de douleurs s'est adressé à eux. Qui est responsable de sa mort? Sa famille attend le verdict de la Cour suprême de Berne.
Publié: 02.08.2022 à 06:05 heures
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Dernière mise à jour: 02.08.2022 à 07:55 heures
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La fiancée du défunt, Nurcan (à gauche), et sa mère, Hanim, pleurent la perte de Sezgin Dag. Cette photo a été prise à leur domicile à Istanbul.
Photo: zvg
Janina Bauer

Ce samedi matin de juillet, la famille de Sezgin Dag, requérant d'asile kurde de 41 ans, s'appelle en visioconférence. Le 12 novembre 2020, les vies de Nurcan, sa fiancée, Hanim, sa maman, Medine, sa sœur, et Mürteza, son frère, ont été bouleversées. Entre les deux premières trône une photo de Sezgin, accrochée au mur. Celui-ci leur a été enlevé tragiquement en Suisse, il y a maintenant plus d’un an et demi.

De vives douleurs

Le 12 novembre 2020, Sezgin Dag souffre. Il ressent soudain de vives douleurs dans la poitrine et ses bras sont engourdis. Le requérant s’adresse à l’assistance du Centre fédéral d’asile (CFA) de Kappelen, dans le canton de Berne, où il vit depuis quelques semaines.

A 17h51, il se rend à l’hôpital le plus proche, celui d’Aarberg. La médecin traitante note dans son rapport, que Blick a pu consulter: «L’établissement de l’anamnèse est très difficile, le patient ne parle que le turc.»

Elle ne fait pourtant pas appel à un interprète. Une amie du patient, elle-même réfugiée, traduit du turc en allemand, par téléphone, ce que dit Sezgin Dag. On ne connaît pas ses compétences linguistiques: elle n’a pas souhaité s’exprimer auprès de Blick. On sait toutefois qu'après cette discussion et des examens, la médecin conclut qu’il n’existe «aucun indice d’infarctus ou d’insuffisance cardiaque». Elle prescrit donc à son patient des analgésiques et des calmants et le laisse sortir vers 21h.

Pourtant, Sezgin Dag avait des antécédents cardiaques, et pas des moindres. En 2019, le réfugié kurde s’était fait poser un stent, c'est-à-dire un support vasculaire, en Turquie. En septembre 2020, il avait même subi à l'hôpital de l'Île de Berne un examen de contrôle approfondi au service de cardiologie. Le tout figurait bien sûr dans son dossier médical.

Un taxi plutôt qu'une ambulance

À peine rentré au centre d’asile, vers 23h, le Kurde prend contact avec un accompagnateur et au veilleur de nuit. Aucun des deux n’est soignant ou ne maîtrise le turc.

Grâce aux gestes du requérant d’asile, ils comprennent qu’il a mal au ventre, expliqueront-ils plus tard à la police. «Il était difficile de savoir à quel point il avait mal», ajoutera le veilleur de nuit. Ils ont une seule certitude: Sezgin Dag doit être hospitalisé. Mais ils n’appellent pas une ambulance pour autant: les deux employés du centre de requérants d’asile le mettent dans un taxi, seul, vers 23h10.

Lorsque la voiture atteint l’hôpital – dix minutes plus tard seulement – le quadragénaire ne réagit plus. Il n’a plus de pouls. Les médecins tenteront bien de le réanimer. Sans succès. À 00h20, Sezgin Dag est déclaré mort. Cause du décès: incertaine.

Le rêve d'une vie sans oppression

Aujourd’hui, il est encore très difficile pour sa famille de parler du destin funeste de Sezgin. Lorsque sa fiancée l'évoque, elle pleure. Sa mère et sa sœur luttent elles aussi contre les larmes. Et au chagrin s’ajoute le désespoir. En décembre 2020 déjà, elles avaient demandé par le biais d’une pétition que le cas soit éclairci auprès du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM). Jusqu’à aujourd’hui, elles n'ont reçu aucune réponse.

Le frère du défunt vit à Zurich. C’est lui qui réceptionne l’appel vidéo de la famille, en compagnie de Blick. Mürteza est socialiste, comme l’était son frère Sezgin. C'est à cause de leur engagement politique qu'ils ont dû fuir: ils ont été persécutés par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, et même emprisonnés. La fuite était donc l’unique solution qui s’offrait à eux. Mürteza est parti en 2018, Sezgin l’a suivi deux ans plus tard.

Mürteza Dag lors d'un entretien avec Blick, dans le bureau de son avocat.
Photo: SIGGI BUCHER

«Lorsque mes fils sont partis en Suisse, j’ai espéré qu’ils puissent enfin vivre libres», explique Hanim, leur mère. Elle-même voulait les rejoindre, tout comme Nurcan et Medine.

La famille cherche aujourd'hui un soutien juridique en Suisse. Elle est représentée par deux avocats. Pour ces derniers, trois questions se posent. «Le médecin de l’hôpital d’Aarberg aurait-il dû traiter Sezgin Dag différemment, le garder plus longtemps? Pourquoi n’a-t-on pas appelé une ambulance au centre fédéral d’asile? Pourquoi le Ministère public ne remplit-il pas son devoir d’enquête?», résume Philippe Stolkin.

Annina Mullis est soutenue par l'avocat Philip Stolkin. Il pose trois questions centrales.
Photo: Siggi Bucher

Les procédures se sont déroulées selon les règles

Le service de presse de l’Hôpital de l’Île, qui comprend notamment celui d’Aarberg, ne souhaite pas s’exprimer sur ce cas précis devant Blick. Le porte-parole souligne toutefois que l’on se conforme aux dispositions légales concernant le recours à un interprète: «Dans la mesure où cela est médicalement nécessaire, nous travaillons d’une part avec des services d’interprétation et, d’autre part, avec les connaissances linguistiques existantes des collaborateurs». Pourquoi n’y a-t-on pas eu recours dans le cas de Sezgin Dag? La question reste en suspens.

L’entreprise qui s’occupe du Centre fédéral d’asile de Kappelen, sur mandat du SEM, refuse également de s’exprimer. Son porte-parole, Lukas Rieder, se borne à expliquer que les opérations se sont déroulées selon les règles de leur protocole, le soir du 12 novembre 2020. «Dans chaque cas particulier, la nécessité d’appeler une ambulance est décidée sur la base de l’état de santé du malade, assure-t-il. En cas de doute et de situation d’urgence, l’ambulance est appelée.»

Toutefois, aucune définition n’est donnée de la «situation d’urgence». Le pouvoir de décision revient à la personne qui est confrontée à l’urgence. Le porte-parole souligne en outre qu’il est en principe toujours possible de faire appel à un interprète.

Le Ministère public enquête sur le décès

Le Ministère public du Jura Bernois-Seeland a été chargé de l’enquête sur le décès. Son procureur, Amaël Gschwind, a ordonné un interrogatoire du veilleur de nuit, de l’accompagnateur et du chauffeur de taxi et fait établir une expertise médico-légale à l’université de Berne.

Ce qui est loin d’être suffisant, selon les avocats de la famille Dag. Peu de personnes ont été entendues et cette expertise médico-légale n’est ni complète ni indépendante, assènent-ils. Ils voudraient entendre la version des faits d’autres personnes impliquées, comme le médecin de l’hôpital d’Aarberg chargé du cas. De plus, ils insistent sur la nécessité d’obtenir une expertise cardiologique indépendante.

L'avocate Annina Mullis représente la famille Dag. Pour ses clients, elle a déposé une plainte contre le Ministère public auprès de la Cour suprême de Berne.
Photo: DR

La Cour suprême se penche sur l’affaire

Mais le Ministère public a rejeté leurs douze demandes de preuves. La famille Dag a ainsi saisi la Cour suprême de Berne, qui a déposé sa prise de position finale mercredi dernier.

Le Ministère public du Jura bernois-Seeland estime que les demandes de preuves ne sont pas nécessaires pour clarifier les faits et refuse de répondre aux questions de Blick. «Le reproche selon lequel le Ministère public ne remplit pas suffisamment son devoir d’investigation est souvent entendu, explique son porte-parole. C'est à la chambre de recours de juger si c'était le cas ou non dans le cas présent.»

La vie de Sezgin Dag aurait-elle pu être sauvée? La question pourrait donc être tranchée bientôt. Selon la famille, la réponse est toutefois claire. Et elle espère de toutes ses forces que l’affaire sera élucidée au plus vite. «Il s’agit de négligences, assène sa sœur, Medine. Nous entamons cette procédure pour éviter cette douleur à d’autres réfugiés. Personne ne doit plus être victime de cette injustice.»

Hanım sur la tombe de Sezgin. Il est enterré au cimetière de Gazi à Istanbul.
Photo: DR
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