Pauline Milani, historienne
Menace sur les droits des femmes: «Ce qui frappe, c’est la vitesse à laquelle ce discours de haine masculiniste se propage»

Ce 8 mars est marqué par la montée du masculinisme et le retour des «épouses traditionnelles.» Pauline Milani rappelle qu'il ne s'agit pas d'un épiphénomène américain: en Suisse, l'antiféminisme est très ancré dans les institutions. La chercheuse se dit inquiète.
Publié: 08.03.2025 à 06:06 heures
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Dernière mise à jour: 08.03.2025 à 22:50 heures
Pauline Milani est enseignante en histoire contemporaine à l’Université de Fribourg.
Photo: DR
Pauline Milani est enseignante en histoire contemporaine à l’Université de Fribourg.
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Camille KrafftJournaliste Blick

Pauline Milani, un masculiniste est à la tête de la première puissance mondiale et veut forger «la civilisation la plus dominante qui ait jamais existé sur cette terre.» En tant qu'historienne spécialiste des femmes et du féminisme, comment avez-vous vécu ces dernières semaines?
Comme femme et féministe, je le vis assez mal. En tant qu’historienne, j’aimerais me dire que j’ai une certaine distance critique. On nous apprend que l’histoire ne sert pas à prédire l’avenir, ni à le prévenir. Mais je suis quand même abasourdie, parce qu’il existe de nombreuses recherches historiques sur les mécanismes de discrimination, la violence, la guerre, le fascisme, et cela ne nous aide pas à nous mobiliser pour empêcher ce qui est en train d’arriver.

Le 8 mars est la journée internationale des droits des femmes. Peut-on dire que ces droits n'ont pas été autant menacés depuis longtemps?
Cela dépend où l’on regarde. En Afghanistan ou à Gaza, cela fait quelque temps que les droits des femmes ne sont pas juste menacés, mais piétinés. En Europe, la conjoncture est assez difficile. Il y a eu des attaques sur l’avortement en Pologne ou en Italie. Par ailleurs, les révélations se succèdent sur l'ampleur des violences sexuelles faites aux femmes, comme à travers le procès de Mazan. Cela fait extrêmement peur de réaliser qu'on vit dans une société où les violences restent présentes et où les droits des femmes sont fragiles. Il ne s’agit donc pas juste d’un épiphénomène américain.

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Dans l'histoire, il y a toujours eu des femmes antiféministes, même si cela peut sembler bizarre
Pauline Milani, historienne
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Le masculinisme s'affiche aujourd’hui de manière décomplexée, notamment via le hashtag Your body my choice sur les réseaux sociaux. Y a-t-il eu des périodes comparables dans l'histoire?
Le masculinisme est une variante de l'antiféminisme, avec des hommes qui se prétendent discriminés parce que les femmes auraient pris le pouvoir. Selon eux, il faudrait revenir à un ordre prétendument ancien où tout se passait mieux pour eux. Ce mouvement n’apparaît pas avant les années 1970-1980. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est la vitesse à laquelle ce discours de haine se propage, parce que les masculinistes bénéficient d’une caisse de résonance incroyable sur les réseaux sociaux. 

Son corollaire, c'est le phénomène des «trad wife», ces «épouse traditionnelle» qui s'affichent aux fourneaux. On l’explique comment?
Dans l'histoire, il y a toujours eu des femmes antiféministes, même si cela peut sembler bizarre. Les «trad wife» sont des femmes au foyer qui soutiennent un discours binaire sur les sexes, voire carrément masculiniste. On peut chercher une explication dans le contexte économique. Le système capitaliste traverse une crise qui laisse de nombreuses personnes sur le carreau. Certaines ne croient plus qu’elles vont pouvoir s'émanciper économiquement, parce que cela passe par un travail salarié qui est, pour beaucoup, extrêmement mal payé, violent et précaire. Répéter que les femmes sont plus heureuses aux fourneaux et les hommes plus épanouis quand ils rapportent de l'argent peut représenter une valeur refuge «traditionnelle», même s’il s’agit en réalité d’une construction qui a moins de cent ans. 

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Les crises sont toujours des moments où les droits des femmes sont mis en danger, quelle que soit l'avancée de ces droit
Pauline Milani, historienne
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Est-ce qu’on retrouve des tendances similaires historiquement dans toutes les crises?
Les crises sont toujours des moments où les droits des femmes sont mis en danger, quelle que soit l'avancée de ces droits. En Suisse par exemple, la crise des années 1930 a permis aux pouvoirs publics de prendre des mesures pour combattre le travail des femmes. Aujourd’hui, on vit une crise économique, politique, écologique et on sort d'une crise sanitaire. Tous les éléments sont donc présents pour remettre ces droits en question.

Dans le masculinisme, il y a carrément la volonté de faire peur. Certains hommes passent même à l’acte en agressant des femmes. Fedpol voit du reste dans les «Incels», ces célibataires qui haïssent les femmes, une menace pour la sécurité intérieure en Europe.
Il est vrai que beaucoup d'antiféministes assument mal leur position. Ils se disent pour l’égalité, mais «différemment». Le discours masculiniste, lui, devient de plus en plus radical et direct en prônant une hiérarchisation entre les hommes et les femmes et un asservissement des secondes par les premiers. Un des buts est effectivement d’insuffler la peur. Il s'agit d’un mécanisme connu, mis en place par les groupes dominants pour garder leur pouvoir.

On imagine que la montée de l’extrême-droite dans de nombreux pays noircit encore le tableau?
Plus l'extrême-droite prend du pouvoir, plus les droits des femmes sont menacés. C’est extrêmement clair. Beaucoup d’études montrent les liens entre ces mouvements et l'antiféminisme ou, dans sa version un peu contemporaine, l'antigenre. Avec cette idée d'un ordre hiérarchique où chacun aurait une place «naturelle». C’est une vision très binaire, qui pose la famille hétérosexuelle comme cellule de base de la société.

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Plus l'extrême-droite prend du pouvoir, plus les droits des femmes sont menacés
Pauline Milani, historienne
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La Suisse, elle, est particulièrement antiféministe historiquement...
Effectivement. Si la Suisse est l’un des derniers pays en Europe à avoir octroyé le droit de vote aux femmes, ce n’est pas parce que son système politique est compliqué, mais parce que les mouvements anti-féministes sont puissants et très bien organisés. Jusqu'en 1985, une femme qui se mariait perdait quasiment l'ensemble de ses droits. La réforme de ce système a été combattue, notamment par l’UDC, de même que le droit à l'avortement, légalisé en 2002, ou l'assurance maternité, qui date de 2005.

Et aujourd’hui?
L'antiféminisme «à la suisse» est très policé, ancré dans les institutions et donc peu visible. Je dirige actuellement la première étude historique sur ce sujet, alors que la recherche au niveau européen est déjà très avancée. En Suisse, on a l’impression que les victoires législatives, comme le suffrage féminin, l’autonomie des femmes mariées, l’avortement ou l’égalité salariale théorique sont des acquis, alors que ce n’est pas le cas. L'exemple le plus flagrant est celui de l'avortement: cela fait à peine vingt ans que ce droit existe et il a déjà été remis en cause par deux initiatives. C’est assez inquiétant.

De plus en plus de jeunes femmes recourent au botox et à la chirurgie esthétique. Le féminisme n’est-il pas en régression?
Le féminisme dénonce depuis longtemps la marchandisation du corps féminin et son objectivation. Mais il ne faudrait pas pour autant attribuer ces phénomènes à un échec du féminisme. Ils en disent davantage sur l'emprise du patriarcat, qui pèse toujours sur le corps féminin, et sur le capitalisme. Ce dernier fonctionne en symbiose avec le patriarcat et il réussit à nous vendre tout et n'importe quoi, y compris du botox.

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Ce sont les discours masculinistes qui créent des fissures et fragilisent le vivre-ensemble
Pauline Milani, historienne
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Est-ce que les attaques contre les droits des femmes vont donner un regain d'énergie à la lutte féministe?
Depuis quelques années, les mouvements féministes ont déjà repris une vigueur incroyable en Suisse. Dans certains collectifs, il y a une forme d'épuisement, mais ils restent globalement mobilisés. On verra ce qui se passe durant cette journée du 8 mars, ainsi que lors de la grève du 14 juin. Je suis confiante sur la capacité de réaction de ces mouvements. J'espère qu’on ne va pas rester dans un état de sidération par rapport à la tendance antiféministe et masculiniste actuelle.

Un fossé se creuse entre la perception des jeunes hommes et des jeunes femmes sur les questions d’égalité. Le militantisme féministe ne contribue-t-il pas à renforcer cette polarisation?
Les sondages montrent en effet que la jeune génération est très polarisée sur les valeurs d'égalité. Les jeunes sont beaucoup plus confrontés aux réseaux sociaux, à un âge où ils ont peut-être davantage de difficultés à chercher des contre-discours par eux-mêmes. Depuis le XIXe siècle, les antiféministes affirment que le féminisme provoque la guerre des sexes et polarise la société. Or, ce sont les discours masculinistes qui créent des fissures et fragilisent le vivre-ensemble, en prônant l’asservissement des femmes. Les féministes luttent au contraire pour une coexistence avec une concrétisation des droits égaux.

Les unes veulent donc l'égalité et les autres, la domination ?
Totalement. Et les masculinistes sont assez forts, parce que le terme même est forgé sur celui de féminisme. On peut donc imaginer qu’il s’agit de son pendant, alors qu'ils n’ont rien en commun.

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