Des milliards échappent au fisc genevois. Car les très gros contribuables deviennent très difficiles à taxer. Surtout lorsqu’ils usent de stratagèmes pour éviter les impôts. Forfaits fictifs, domiciles fictifs, divorces fictifs, montages complexes… des cas de redressements spectaculaires sont en cours.
Ils révèlent l’étendue du manque à gagner pour les autorités, qui équivaut à la moitié du budget annuel de Genève, en ne comptant que les cas récents et connus. Ce sont par exemple 3,7 milliards de francs que doit au fisc genevois le franco-israélien Patrick Drahi, ex-patron de BFMTV et RMC, propriétaire du groupe Altice et de la maison d’enchères Sotheby’s. Avec l’amende prévue, le montant réclamé s’élève à 7,4 milliards.
Des impayés remontant à plusieurs décennies
L’homme d’affaires Yves Bouvier, lui, serait redevable de 712 millions. Le milliardaire indien Prakash Hinduja et son fils Ajay doivent quant à eux 132 millions. Le frère de l’actuel président d’Indonésie devait au fisc genevois 131 millions depuis 2001, et n’a finalement réglé – par vente forcée – que 12 millions l’an dernier. Citons encore Pierre Castel, le roi français des boissons, qui n’avait pas payé d’impôts depuis 30 ans et s’est acquitté de 330 millions de francs l’an dernier. Ce sont là les cas les plus médiatisés. Les affaires remontent parfois à des décennies en arrière.
De quoi désendetter l’Etat
«Avec de tels montants, on pourrait combler les déficits budgétaires du canton, ou offrir par exemple une gratuité des TPG non seulement aux jeunes, mais aussi aux seniors», estime Marjorie de Chastonay, députée Verte au Grand Conseil. La dette genevoise s’élevait à 10,6 milliards à la fin de 2023.
Pour une somme acquittée, plusieurs autres ne rentreront probablement jamais dans les caisses de Genève. «Entre une prétention potentielle et un procès gagné, il y a un océan», commente un politicien genevois de droite, qui ne se fait pas d’illusions. Car en face, des armées d’avocats prolongent indéfiniment la bataille judiciaire. Et la justice se trouve souvent démunie pour retoquer ces arrangements complexes. Une expression qui revient souvent dans la bouche des personnes interrogées par Blick: ces affaires donnent le sentiment que les milliardaires sont «au-dessus des lois».
Des cas très spéciaux
«La fiscalité des ultra-riches soulève un problème d’équité fiscale avant tout», estime François Baertschi, député MCG au Grand Conseil, membre de la Commission des finances. «Des contribuables ordinaires sont mis aux poursuites pour des retards de paiement. Il n’est pas acceptable de traiter autrement les très gros contribuables en raison d’un laxisme, ou parce qu’ils engagent une armée d’avocats».
«Cette catégorie de contribuables est difficile à traiter car leurs comptabilités sont complexes, estime Daniel Sormanni, député MCG au Conseil national. En présence de ce type de dette fiscale, difficile pour l’Etat de provisionner un montant précis. Quant aux intérêts moratoires, nous contribuables ordinaires, payons 5%. Dans le cas des très gros contribuables, cela devrait être bien plus, étant donné le risque.»
Question déposée au Conseil d’Etat
Lui aussi membre de la Commission des finances du Grand Conseil, le Vert Julien Nicolet-dit Félix estime que l’enjeu à présent est d’encaisser les montants, et de continuer à enquêter sur d’autres dossiers, car on peut imaginer que ce ne sont pas les seuls. «Il n’y a pas de raison que ces contribuables bénéficient de traitements de faveur. Il faut maintenant s’assurer que l’Etat s’engage pour que ces procédures aboutissent et que ces gigantesques montants soient recouvrés dans les plus brefs délais».
Le député Vert a déposé le 15 janvier une question écrite au Conseil d’Etat au sujet de ces «cas exceptionnels» demandant un point sur les situations de dissimulation fiscale et sur les moyens mis en œuvre lorsque les créances non recouvrées excèdent 50 millions de francs par personne physique. Publiée le 17 janvier, elle cite les différents cas en cours et constate que, «plusieurs années après l’émission des bordereaux concernés, certains de ces contribuables n’ont pas réglé leur dette fiscale, malgré, dans certains cas, le rejet en dernière instance de leur recours au Tribunal Fédéral qui a systématiquement donné raison à notre canton».
Dès lors, poursuit le texte, «vu l’énormité des montants en jeu et du capital accumulé par ces personnes, il va de soi que les outils juridiques qu’ils mobilisent pour différer ces versements sont multiples et subtils, et il apparaît donc essentiel que les pouvoirs publics disposent de moyens à la hauteur dans le but de recouvrer aussi rapidement que possible ces montants.»
«3,3 milliards sur 12 ans»
Contactée par Blick, la ministre des finances genevoise Nathalie Fontanet ne commente pas les affaires en cours. Elle indique que «le Conseil d’État condamne fermement toute forme de tricherie, quel que soit le contribuable. La soustraction fiscale intentionnelle est un comportement grave, qui ne sera jamais traité autrement qu’avec la plus grande sévérité», ajoute la conseillère d’Etat PLR.
Sans prendre position sur l’adéquation ou non des moyens et compétences à disposition pour traiter les très gros contribuables, elle souligne que «sur ces douze dernières années, ce sont plus de 3,3 milliards de francs qui ont été repris grâce au travail minutieux réalisé par 49 équivalents plein-temps (sur les 549 que compte actuellement l’AFC)». Des montants qui rivalisent difficilement avec ceux des arriérés de la poignée de milliardaires précités.
Pourquoi en est-on arrivé là? Les personnes interrogées identifient 4 raisons pour lesquelles le fisc genevois peine à traiter les très gros contribuables.
Parce que la justice manque de moyens
«Le problème de la lenteur de la justice à Genève est une réalité, convient David Wilson, avocat fiscaliste, associé à l’étude Schellenberg Wittmer. Le traitement ne dépend pas seulement du fisc, car un bordereau est vite émis, mais il suffit de lire les arrêts d’affaires récentes pour voir tout le temps qui s’écoule entre le moment où le fisc envoie le premier courrier, puis le temps de la réponse, puis celui des contestations ainsi que toute la bataille judiciaire qui s’ensuit».
Un coup d’œil au budget 2023 du canton de Genève montre que la justice n’a représenté que 2,2% des charges budgétées. «C’est clairement insuffisant», estime David Wilson. «La moitié des procédures qui engorgent la justice concernent des divorces. Et les moyens de la justice manquent. Des juges spécialisés dans le pénal, le blanchiment, l’offshore, sont accaparés par des divorces».
Débordés par les «cas complexes»
Une source haut placée au pouvoir judiciaire confirme que le problème des moyens est important. Il existerait une cellule des «cas complexes», mais elle est débordée, «et le budget 2025 n’accorde pas même un greffier par procureur, selon cette source, ce qui semble un minimum pour bien fonctionner.»
Les impôts et finances ont quant à eux représenté 8,6% des charges budgétées de l’Etat en 2023. En comparaison, des domaines comme la cohésion sociale et l’enseignement représentent chacun 24% des charges de l’Etat, soit 50% à eux deux.
Certes, David Wilson souligne que le fisc, pour les cas moins complexes, comme de simples forfaits, est bien organisé. «La très grande majorité des personnes au forfait sont supervisées, et reçoivent des demandes d’informations. L’autorité compétente demande de justifier le nombre de jours passés sur l’année avec justificatifs. Et tous les 5 ans, le forfait doit être renégocié.»
En revanche, traiter efficacement les très gros contribuables implique des enquêtes exigeantes. L’affaire Drahi, par exemple, n’est sortie dans le domaine public qu’après que des hackers ont piraté le menu détail des échanges entre le milliardaire et ses conseillers, et les ont diffusés sur le darknet. L’Etat a pu bénéficier, dans ce cas, d’informations providentielles. «A moins que le fisc n’ait complaisamment fermé les yeux sur des arrangements dont il se doutait, avant d’être contraint d’agir quand les hackers ont révélé les détails au grand jour», commente un politicien genevois.
Parce que le secret fiscal est bien gardé
Etre député au Grand Conseil, membre de la Commission des finances, de la Commission fiscale, ou de la Commission de gestion, ne donne pas pour autant accès aux informations concernant des contribuables en particulier. Ceci, en raison du secret fiscal, inscrit dans l’article 11 de la Loi genevoise de procédure fiscale. François Baertschi dit avoir été surpris qu’il n’y ait pas plus d’informations de la députation sur ces questions. «J’ai appris ces affaires par la presse, souligne le député MCG. Notre rôle, à la Commission des finances, est celui de contrôle. Or quand on nous oppose le secret fiscal, nous passons à côté d’éléments importants. Il faudrait plus de transparence dans ce domaine afin de se donner les moyens d’agir.»
La loi exige un secret absolu des personnes chargées de l’application de la législation fiscale ou qui y collaborent. Rien ne peut être transmis à des tiers, qu’il s’agisse de déclarations, documents, teneur des délibérations, opérations et communications. La loi prévoit des sanctions en cas de violation.
Un problème d’efficience
«Il faut un projet de loi pour supprimer le secret fiscal, plaide Daniel Sormanni. Nous avons besoin de savoir en tout cas combien paie chacun, comme dans le canton de Vaud», estime le député national MCG.
«Ce secret fiscal est une bonne chose, objecte Me David Wilson, sauf à finir dans un système de type nordique où la transparence est totale sur la fiscalité du voisin. Pour l’avocat fiscaliste, «les solutions sont à trouver dans une meilleure efficience de l’Etat». Un politicien expérimenté nous confirme qu’à Genève, «la culture en matière de recouvrement peut être qualifiée d’inefficace et qu’il y aurait beaucoup à faire sur ce plan».
«C’est en amont, quand ces personnes arrivent à Genève et se déclarent, qu’il doit y a voir un contrôle et un suivi plus stricts, ainsi que lors de changements d’adresse ou d’Etat civil, estime Marjorie de Chastonay. Le cadre légal semble être assez bien fait. C’est au niveau du suivi et de l’application que des améliorations sont nécessaires.»
Parce que les compétences manquent
«Il s’agit d’un travail d’enquête, de police, qui va au-delà des missions habituelles de l’Administration fiscale cantonale (AFC), conclut Julien Nicolet-dit Félix. Je pense qu’il nous faudrait une sorte de police du fisc, une cellule d’enquête.» Les personnes interrogées s’accordent à dire que les compétences de la justice doivent être équivalentes à celles, très pointues, que les gros contribuables utilisent, en face, pour créer leurs arrangements. «Si la justice genevoise manque de moyens, il faudrait soit leur en donner pour créer une cellule hautement spécialisée dans les contribuables milliardaires, soit externaliser ces cas auprès d’études d’avocat expertes en fiscalité des grandes fortunes», estime de son côté David Wilson.
Exigence d’indépendance
A condition, dans ce dernier cas, de s’assurer de l’absence de conflits d’intérêts. «Cela fait sens d’imaginer créer une task force étatique d’élite, avec une mission de collaboration intercantonale pour pouvoir vérifier les fraudes de domiciliation», estime Marjorie de Chastonay. Reste la question de la rémunération de tels profils de fins limiers fiscaux. La plupart de nos interlocuteurs verraient avec circonspection l’idée d’une caisse noire de l’Etat versant des millions à cette brigade financière de choc. Même si celle-ci ramènerait, au final, non pas des millions, mais des milliards.
Parce que Genève ne veut se départir de sa culture de l’accueil
Marjorie de Chastonay rappelle que l’initiative visant à taxer les plus riches, en juin 2023, a été refusée. «La droite a peur que Genève devienne moins attrayante pour les grandes fortunes. Quelle chance avons-nous de récupérer ces milliards soustraits au fisc? Une chance minime.»
La justice genevoise a été renforcée ces dernières années, constate Daniel Sormanni. «Cependant et malgré cela ces milliardaires viennent aussi à Genève parce qu’ils savent qu’on ne les embêtera pas trop. Nous ne voulons pas faire fuir ces contribuables. Mais il faut s’assurer qu’ils s’acquittent de leur dû.»
Une rente fragile du passé
Le politicien genevois qui nous parle sous couvert d’anonymat conclut, lucide: «S’attaquer aux très gros contribuables, c’est prendre le risque de les faire fuir, c’est hâter le moment où la Suisse se retrouvera désertée. Aujourd’hui, nous vivons sur nos acquis passés et savons bien que cela ne va pas durer. Alors nous essayons de ne pas précipiter la fin de cette rente de situation. Voilà pourquoi nous restons accueillants malgré l’importance des montants qui échappent au fisc.»