Mi-mars 2022. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky appelle son pays à «rendre les armes», une vingtaine de jours après l’invasion russe. Face caméra. Sans sourciller, dans un sweat-shirt kaki. Sauf que la vidéo est truquée, la chaîne Ukraine 24 a été piratée. C’est la première fois qu’un deepfake, un trucage réalisé avec l’intelligence artificielle, vise à déstabiliser un pays en guerre.
Sous la coupole fédérale, le conseiller national vert Raphaël Mahaim, notamment soutenu par le libéral-radical Olivier Feller, se bat pour «réglementer les deepfakes», qui peuvent poser «des graves problèmes en termes d’atteinte aux droits à l’image et de la personnalité» et mettre «en péril la liberté de la presse et d’expression». Mais ce 16 août, le Conseil fédéral propose de rejeter la motion du Vaudois, déposée le 4 mai. Le Parlement aura le dernier mot, probablement cet automne.
A l’aube des élections fédérales, le candidat au Conseil des Etats dit ses craintes, mais aussi ses espoirs face à l’intelligence artificielle. L’avocat de 39 ans souhaite que l’on «profite de cette révolution technologique pour adopter une approche écologique de la vie en société» et pour augmenter les salaires. Pour Blick, Raphaël Mahaim revient aussi sur une polémique qui a secoué son parti cet été. Interview.
Raphaël Mahaim, le Conseil fédéral appelle à rejeter votre motion. La claque fait mal?
Je note que le Conseil fédéral reconnaît que beaucoup des questions que je soulève sont pertinentes et qu’une partie de celles-ci seront traitées dans la législation en préparation sur les plateformes de communication.
Vous voyez le verre à moitié plein. Si on le voit à moitié vide, on peut relever que le Conseil fédéral considère qu’il n’y a pas lieu d’encadrer légalement les deepfakes, que les lois actuelles suffisent.
C’est juste, et c’est le côté décevant. Au contraire du Conseil fédéral, je doute vraiment que l’utilisation de deepfakes puisse être condamnée grâce à la disposition actuelle sur l’usurpation d’identité. Le propre des deepfakes, c’est qu’on n’est justement pas dans l’usurpation d’identité: ce n’est pas quelqu’un qui se fait passer pour quelqu’un d’autre. Ici, c’est un tiers, qui utilise, par exemple, l’image de X pour se moquer d’Y. C’est un procédé qui crée une fausse image et tord la réalité.
Élargissons un peu le débat, si vous permettez. Votre président de parti veut créer un comité chargé de débusquer les fakes dans les campagnes politiques. Vous voulez réglementer les deepfakes. Les Vert-e-s ont-ils vraiment si peur de l’intelligence artificielle?
(Rire) Non. L’écologie est une question d’équilibre: ici, il y a une question d’équilibre entre les bienfaits de ces technologies, qu’il ne faut pas masquer, et les risques, dont il faut se préoccuper. L’intelligence artificielle ou les deepfakes peuvent faire des dégâts immenses et détruire des vies. Dans ma motion, je donne l’exemple de la pornographie: on arrive aujourd’hui à mettre le visage de quelqu’un sur le corps de quelqu’un d’autre en train de commettre un acte sexuel en vidéo.
Quels bienfaits identifiez-vous?
Par exemple, pour la recherche scientifique. Ou même dans la vie de tous les jours. J’ai un avis critique sur ChatGPT, mais cet outil peut être utile pour le développement du savoir universel et sa diffusion, pour la production de réflexions. Mais il faudra aussi permettre aux utilisateurs de signaler facilement les erreurs et que celles-ci puissent être rapidement corrigées. Sinon, ChatGPT deviendra une espèce de machine à diffuser des informations erronées, un accélérateur de rumeurs, et donc un accélérateur de diffamation ou de calomnie.
Une petite polémique en lien avec le sujet a touché votre parti cet été. Pour rappel, début juillet, les Vert-e-s ont attaqué le Parti libéral-radical (PLR) pour ses affiches électorales créées par l’IA. Or, fin juillet, deux de vos membres, dont votre assistant parlementaire, Ilias Panchard, par ailleurs candidat au Conseil national, ont diffusé une fausse image d’Emmanuel Macron, générée par le programme d’IA Midjourney. Et ce, dans le cadre d’une communication politique de l’association Sortir du nucléaire. L’arroseur arrosé?
Je souligne d’abord que l’association Sortir du nucléaire et les Vert-e-s sont deux entités différentes, même s’il y a des liens. Ceci dit, j’estime que générer et diffuser cette image était une erreur. J’étais fâché. C’est de la mauvaise communication politique. C’est une atteinte assez grave au débat démocratique parce qu’on joue sur des images erronées, même si l’observateur pouvait sans difficulté reconnaître qu’il s’agissait d’une image truquée. Ça insère un élément de tromperie dans le débat public. On se doit de débattre avec des arguments de fond.
Difficile de s’imaginer à quel point l’IA va bouleverser notre monde. Les syndicats craignent qu’elle ne détériore la qualité des emplois, voire ne les remplace. En gros, il faudra choisir entre l’ennui et le chômage. Très réjouissant!
Depuis que la technologie permet de gagner en productivité, les employés n’en profitent pas toujours. L’argent généré grâce à de nouvelles machines ou à l’intelligence artificielle ne va pas dans la poche de ceux qui mériteraient d’en bénéficier. Si l’intelligence artificielle augmente la productivité, les salaires doivent suivre. Et puis, on pourrait profiter de cette révolution technologique pour adopter une approche écologique de la vie en société.
C’est quoi, «une approche écologique de la vie en société»?
Grâce à l’intelligence artificielle et aux gains en productivité inhérents, on pourrait réduire le stress au travail, diminuer les horaires de travail tout en gardant les mêmes salaires, favoriser le temps partiel, permettre aux parents de passer plus de temps avec leurs enfants, etc. Si on arrive à être plus efficace grâce à l’intelligence artificielle, il ne faut pas que ce soit pour produire plus et qu’une petite minorité encaisse les bénéfices. Il faut que ça profite à tout le monde.
Au fond, l’IA, c’est bon ou mauvais pour la planète?
Un des immenses enjeux du siècle à venir sera la sobriété numérique. Aujourd’hui, le digital est responsable d’environ 4% des émissions de gaz à effet de serre. Ce chiffre pourrait doubler dans les dix prochaines années. Le streaming est par exemple une usine à CO2. Ces problèmes-là passent sous les radars. Si l’intelligence artificielle devait favoriser encore davantage l’obsolescence programmée, le gaspillage d’énergie et la consommation effrénée de médias, alors les risques prendraient le dessus sur les bienfaits.
Vous dites que les Etats devraient limiter l’utilisation des écrans?
Il y a un enjeu de sensibilisation. Quand je vois le temps d’écran chez les jeunes, à des âges où les neuropsychologues disent que ça peut réellement faire des dégâts sur le développement, je me dis qu’il faudrait poser des limites beaucoup plus claires et en fonction de l’âge. Je suis bien sûr favorable à ce que les enfants apprennent à utiliser les outils numériques à l’école. Mais je pense que sur une journée, un enfant ne devrait pas passer trop d’heures devant un écran. En résumé, peut-être qu’un retour en arrière sera nécessaire d’un point de vue écologique, mais aussi du point de vue du développement du cerveau de l’enfant, de ses capacités d’attention, etc.
Mais concrètement, il faudra réglementer? Interdire?
Interdire, certainement pas. Réglementer, pourquoi pas. Le Conseil fédéral vient de mettre en consultation une modification du Code civil qui vise à bannir les châtiments corporels de l’éducation des enfants, même privée. En voyant cela, je me dis qu’un jour, on ajoutera peut-être une disposition sur la nécessité pour les parents de limiter le temps que passent leurs enfants devant les écrans.
Et avec les adultes accros à leur téléphone, on fait quoi?
(Rire) Les adultes ont la liberté de fumer et de porter ainsi atteinte à leur santé, de s’alimenter comme ils veulent et de passer leurs journées devant les écrans. On arrivera certainement aussi à des campagnes de sensibilisation sur les risques pour la santé mentale. Je constate aujourd’hui que l’humanité aspire à un retour à la nature, à aller se promener, à pratiquer le sport en plein air. Le regain d’intérêt énorme pour la méditation en pleine conscience par exemple est aussi le résultat du tournant technologique entamé dans les années 2010 avec l’arrivée des smartphones. L’être humain a besoin d’autres choses que des technologies numériques.