Projet-pilote en Suisse
Un village bernois accueille les personnes atteintes de démence

Le premier «village de démence» de Suisse se trouve à Wiedlisbach (BE). Au pied du Jura, une soixantaine de personnes peuvent vivre en sécurité et dans un environnement plus autonome que dans un EMS classique — et cela se reflète dans leur médication. Reportage.
Publié: 28.02.2023 à 16:15 heures
Monika Büttler vit depuis juin dernier au «village de la démence», à Wiedlisbach (BE). Son mari, Daniel Büttler, lui rend visite trois fois par semaine.
Photo: Zamir Loshi
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Sara Belgeri

C'est peut-être le destin qui a voulu que Monika Büttler, 62 ans, vive un jour dans une maison portant un nom de fleur. Après une vie passée à jardiner, l'infirmière de formation loge désormais dans une habitation en bois clair qui s'appelle «Mauve». Dans sa chambre aussi, les fleurs ont une place — mais elles sont en plastique. «C'est mieux ainsi», assure la sexagénaire. Sinon, elle oublierait de changer l'eau.

Depuis trois ans, Monika Büttler a de plus en plus de mal avec les tâches du quotidien. En décembre 2019, la vie de cette élégante dame aux grands yeux gris-brun contrastant avec ses lunettes rouges a changé. La faute à un terrible diagnostic: elle est atteinte de la maladie d'Alzheimer.

Pendant un certain temps, elle a continué à vivre chez elle. Comment aurait-il pu en être autrement? L'alliance en or à sa main gauche témoigne des 38 ans de mariage avec son époux, Daniel. Une union qui a donné vie à trois enfants.

Le premier «village de la démence»

Mais, dans son état, Monika Büttler a besoin d'une assistance 24 heures sur 24. Face à l'impossibilité de continuer ainsi, la sexagénaire a élu domicile à Wiedlisbach, dans le canton de Berne. Cette localité de Haute-Argovie, jusqu'ici plutôt connue par les automobilistes habitués à l'autoroute Berne-Zurich, a trouvé une véritable vocation: c'est le premier «Demenzdorf», ou «village de la démence», en Suisse.

Opérationnel depuis avril, ce projet-pilote accueille 64 personnes atteintes du même diagnostic que Monika, dans des groupes d'habitation de huit résidents chacun. Ce qui est particulier: le site est clôturé, mais à l'intérieur de ce petit monde, les personnes atteintes de démence peuvent se déplacer librement. Tout le contraire des maisons de soins traditionnelles comme les établissements médico-sociaux (EMS).

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Dans ce «Juradorf» situé à quelques kilomètres de Moutier, il y a une petite place du village avec une fontaine, des panneaux pour s'orienter et un grand jardin pour les promenades. Des arbres fruitiers, de la lavande, des fraisiers et des «Meertrübeli» (des groseilles), agrémentent la vie quotidienne. Il existe également un magasin où les habitants peuvent aller faire leurs courses.

«Ce village est un cadeau»

Daniel Büttler a appris l'existence de ce projet-pilote dans un groupe d'entraide de proches de patients déments. Sans hésiter une seconde, il y a inscrit son épouse. Placer sa femme en EMS n'aurait pas du tout été une option viable pour lui — il est convaincu que ce village est une occasion unique: «C'est la meilleure chose à laquelle on pouvait rêver: Monika peut se déplacer librement dans un cadre protégé. Wiedlisbach est un cadeau.»

De grands panneaux orientent les habitants de ce projet-pilote.
Photo: Zamir Loshi

Le Soleurois se rend trois fois par semaine dans le village-pilote. Le mercredi, après le travail, il vient rapidement partager un café avec son épouse. Le week-end, ils mangent dans un restaurant spécial de Wiedlisbach, où un menu copieux les attend. Puis ils profitent de la végétation dans la forêt environnante. «J'aime venir ici. Et ça te fait plaisir aussi, n'est-ce pas, Moni?» La sexagénaire sourit et acquiesce.

La chambre de Monika Büttler est aménagée avec des meubles en bois. Elle reçoit ses invités sur des fauteuils en osier vert foncé, qui offrent une vue imprenable sur les arbres fruitiers du jardin, via une grande fenêtre. Un mur est peint en jaune pâle, sur l'autre figure un tableau d'affichage avec des photos des enfants et petits-enfants des Büttler. «Demain, c'est mercredi, visite de votre mari», peut-on lire sur un papier posé sur une commode.

Importé des Pays-Bas

Ce «village de la démence» a été créé par Urs Lüthi, 65 ans. Directeur d'une institution gérant des foyers pour personnes nécessitant des soins ainsi que pour personnes handicapées en Haute-Argovie, il s'est inspiré d'un modèle en vigueur près d'Amsterdam, aux Pays-Bas.

Dans un premier temps, Urs Lüthi et son équipe ont commencé avec deux groupes d'habitation. Ils ont ainsi pu tester ce qui fonctionnait, et ce qui était améliorable. Par exemple, la buanderie en libre-service était trop ambitieuse: il y a désormais une blanchisserie. «Par contre, le fait de pouvoir cuisiner soi-même, avec de l'aide si nécessaire, a été maintenu», explique-t-il à Blick.

Urs Lüthi est fier d'avoir importé ce projet des Pays-Bas.
Photo: Zamir Loshi

Les expériences menées avec des habitations de sept à huit personnes sont également positives. Il y a moins de facteurs perturbateurs, les résidents sont plus tranquilles par petits groupes. Et s'ils en ont marre, ils peuvent toujours aller et venir librement: les portes s'ouvrent avec des capteurs. Des libertés qui auraient un impact positif sur la médication, selon Urs Lüthi. «Nous avons constaté que les résidents de notre village ont besoin de nettement moins de médicaments», assure le directeur.

Mais il y a tout de même des voix critiques. Certains estiment qu'il s'agit d'une «illusion», voire d'un «théâtre à ciel ouvert». Parce que les résidents sont accompagnés pour faire leurs courses, par exemple. Pas de quoi émouvoir Urs Lüthi: «On peut parler d'un monde illusoire si on veut, mais nous ne trompons pas les gens. Faire ses courses est une expérience agréable pour tout le monde.»

Photo: Zamir Loshi

L'épicerie de ce village particulier a tout d'un magasin normal: on y trouve de vrais produits sur les étals, du fromage blanc aux yoghurts en passant par des sauces tomate ou des raviolis en boîte. Mais aussi des fruits et légumes frais, de la région.

Les résidents peuvent y faire leurs courses 365 jours par an. Ils sont accompagnés d'une aide-soignante, qui les assiste pour choisir les bons produits et les placer dans leur caddie. Les autres habitants de Wiedlisbach ou le personnel peuvent aussi faire leurs emplettes.

Le «Demenzdorf» doit s'agrandir

Il y a fort à parier que ce modèle pourrait essaimer en Suisse. Selon les chiffres de la Confédération, près de 150'000 personnes sont atteintes de démence dans notre pays. Et, chaque année, 32'000 nouveaux cas sont recensés. Wiedlisbach ne devrait avoir aucune peine pour occuper les places supplémentaires — il est prévu que le site, qui compte actuellement quatre groupes d'habitation répartis sur deux maisons, s'agrandisse bientôt.

C'est l'après-midi, au «Demenzdorf». Dans le groupe d'habitation de Monika Büttler, sept femmes et une infirmière sont assises autour d'une table dans une salle commune, décorée avec des images de fleurs et d'animaux. La sexagénaire coupe en tranches une carotte, pendant que d'autres habitantes hachent le céleri et les oignons. «Vous pouvez apporter cette planche à la cuisine?», demande une infirmière. «Et sinon, qui voudrait un café?»

Tout est pensé pour le confort de ces habitants un peu particuliers.
Photo: Zamir Loshi

Dehors, on sent déjà les prémices du printemps: la température est clémente. Les Büttler se réjouissent de renouer avec leur rituel: prendre le bus pour l'un des villages environnants, puis revenir à pied. Ils peuvent ainsi apprécier la végétation de Wiedlisbach, en particulier les arbres fruitiers du jardin. Très vite, Monika Büttler pourra récolter ses premières groseilles, les fameuses «Meertrübeli».

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