J’ai sur mon frigo une carte postale qui dit: «Vu de la lune, tout n’est pas si terrible.» En tant qu’astrophysicien, êtes-vous d’accord?
Adrian Glauser: Pour moi, c’est l’inverse: plus je comprends l’espace, plus je me rends compte à quel point la Terre est unique.
Vous devez être un homme heureux.
C’est un grand privilège d’avoir sous les pieds une planète avec une atmosphère, où il y a de l’oxygène et où la vie est possible. Nous n’avons rien découvert de tel nulle part ailleurs dans l’univers.
Vous avez travaillé sur l’une des machines les plus compliquées jamais construites, le télescope spatial James Webb. Il y a trois semaines, ce télescope a été catapulté dans l’espace. Comment l’avez-vous vécu?
Je l’ai regardé en live streaming à la maison avec ma famille. Pendant de nombreuses années, j’ai attendu ce moment en imaginant ce que j’allais ressentir. Et quand il est arrivé et que j’ai vu la fusée décoller, j’avais les mains moites. Mais ce n’est qu’après coup que j’ai réalisé l’importance de ce qui se passait.
Que va faire exactement ce télescope géant là-haut?
Il nous permettra d’avoir la vision la plus lointaine de l’espace à ce jour.
On dit qu’il permettra de regarder dans le passé.
La lumière a en effet besoin d’un certain temps pour voyager. Plus nous regardons en profondeur dans l’espace, plus nous remontons dans l’histoire de l’univers. L’un des grands objectifs de cette mission est de pouvoir observer toute l’histoire de l’univers, de la première galaxie à aujourd’hui.
Il s’agit donc de répondre à la question de notre origine.
Cette question est en principe étroitement liée à l’astronomie. Car il s’agit de l’histoire de la formation des grandes structures de l’univers. On cherche des réponses: nous voulons savoir comment notre voie lactée s’est formée, quels sont les processus nécessaires à la formation d’étoiles, de planètes présentant des conditions favorables à la vie. En fin de compte, il est toujours question de notre propre existence.
Pourquoi cette question est-elle si fondamentale pour nous?
Elle préoccupe l’humanité depuis toujours. Nous avons cherché des réponses en partie religieuses, en partie spirituelles. Nous, les astronomes, voulons une réponse scientifique. Je suis toujours très motivé à la trouver, comme beaucoup de mes collègues.
Est-il vrai que nous, les humains, sommes faits de poussière d’étoiles?
Oui, c’est exact: nous sommes des enfants des étoiles.
Pouvez-vous nous l’expliquer?
A l’origine, l’univers était simple: il se composait uniquement d’hydrogène et d’hélium. Ce n’est que parce qu’il y a eu des générations d’étoiles, qui se sont formées, ont vécu et ont fini par exploser, que de plus en plus d’éléments supplémentaires ont été créés. Cela signifie que ce qui est à l’intérieur de nous, des éléments comme le fer et le carbone, se trouvait autrefois dans une étoile. C’est quand même fantastique!
Allons dans l’espace. Quelles sont les conditions météorologiques qui y règnent?
Il est difficile pour nous d’imaginer quelle température il y fait parce que notre imagination ne nous permet pas de nous figurer une froideur plus grande que celle d’un congélateur. Or, il fait dans l’espace moins 230 degrés. Voire encore plus froid!
Quel a été le plus grand défi pour votre travail?
Certainement la basse température. Mais aussi le fait qu’un tel satellite soit monté sur une fusée et que des forces extrêmement élevées s’exercent lors du lancement. Construire quelque chose qui soit capable de survivre à ces forces et qui fonctionne ensuite de manière fiable dans des conditions extrêmes, c’est un grand challenge.
Si quelque chose tourne mal, les dommages s’élèveront à environ 10 milliards de dollars américains. C’est une grande pression.
Bien sûr. Mais l’aspect financier est secondaire pour moi. La pression vient d’ailleurs: ce télescope ouvre une fenêtre unique sur l’univers. Si nous perdions cette possibilité à cause d’un défaut technique, ce serait une grande perte pour l’humanité. Nous sommes donc d’autant plus heureux que tout se soit déroulé sans accroc jusqu’à présent.
Des milliers de scientifiques de différents continents ont œuvré à la construction du télescope James Webb. Qu’avez-vous développé exactement?
Nous, les Suisses, avons mis au point un mécanisme qui protège l’un des quatre instruments scientifiques, appelé MIRI, de l’encrassement pendant la phase de refroidissement. Bien que ce soit le vide sidéral là-haut, des gaz circulent autour du télescope. Si de la saleté restait collée, sur le miroir par exemple, ce serait dommageable pour la science. Notre deuxième tâche tournait autour des câblages. Des câbles très spéciaux ont été utilisés, plus fins qu’un cheveu et faits d’un métal qui ne se soude pas bien. Nous avons développé un processus pour fabriquer ce type de câble. Je sais que, comme ça, ça a l’air très technique et pas très passionnant. Mais en termes de développement, c’est très exigeant.
Vous recherchez aussi de la chaleur. C’est-à-dire de la vie.
Ça a été mentionné quelques fois dans les médias, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Nous, les humains, émettons de la chaleur, mais les objets le font aussi. C’est pourquoi le rayonnement thermique n’est pas synonyme de vie.
Mais vous cherchez aussi la vie.
Nous recherchons certaines molécules qui pourraient indiquer la présence de vie. Si nous trouvons par exemple de l’oxygène dans l’atmosphère d’une planète semblable à la Terre, cela pourrait être un indice de photosynthèse. On pourrait alors supposer que des processus biologiques se déroulent sur une telle planète.
Ce qui serait donc un indice indirect de vie…
Oui, on peut le dire, mais sous forme d’indices indirects. Nous n’allons pas tomber sur de petits hommes verts et nous ne trouverons pas non plus de deuxième Terre. Le télescope James Webb n’est pas assez sensible pour ce type de découvertes.
Croyez-vous malgré tout à la vie dans cet univers?
Oui, nous en sommes un bon exemple.
Cela ne veut pas dire qu’il y en a d’autres.
Il y a probablement plus de 10 trillions de planètes dans l’univers. C’est un chiffre avec 22 zéros. Je ne parierais jamais que nous sommes les seuls êtres vivants dans l’univers. Cela ne signifie pas que nous trouverons un jour de la vie. Mais d’un point de vue purement probabiliste: je suis fermement convaincu qu’il existe des planètes sur lesquelles la vie règne. Quant à savoir si elles sont suffisamment proches de la Terre, c’est une question ouverte. Je l’espère! Sinon, ma motivation ne serait pas la même.
Quand peut-on s’attendre à voir les premières images du télescope géant?
La réponse à cette question est l’un des plus grands secrets que nous gardons.
Cette année?
Bien sûr! C’est une question de semaines ou de mois. Actuellement, le télescope est toujours en route. A partir du mois de mai, je serai dans la salle de contrôle du Space Telescope Science Institute à Baltimore (USA), car la mise en service du télescope sera alors terminée. Il sera ensuite remis à la science.
Qu’attendez-vous du télescope?
Nous avons une idée claire de certaines choses que nous allons voir. Mais le plus excitant, c’est ce que nous ne pouvons même pas imaginer. Nous allons faire des découvertes dont nous ne savons encore rien.
Que pensez-vous des milliardaires qui partent dans l’espace?
Je vois cela d’un œil plutôt critique, car cela ne permet qu’à quelques privilégiés d’accéder à l’espace. Et ce, au détriment de l’environnement et sans bénéfice direct pour la collectivité.
Qu’est-ce qui est le plus beau: regarder le ciel étoilé avec vos enfants ou les premières images issues du James Webb?
Regarder le ciel étoilé avec mes enfants, ne serait-ce qu’à l’œil nu, est une chose incroyablement belle. Mon fils est fasciné par le ciel et me demande constamment quand nous allons remonter le télescope. C’est à chaque fois magnifique d’observer avec lui les planètes à travers celui-ci, même si elles se ressemblent toujours un peu. Lorsque je découvrirai les premières images à travers l’appareil que j’ai participé à développer, ce sera incroyablement gratifiant de voir l’univers avec ce nouveau regard. Les deux sont donc beaux à leur manière.
(Adaptation par Lauriane Pipoz)