La Banque nationale suisse (BNS) annonce un exercice 2024 bénéficiaire: elle a gagné 80 milliards et pourra en distribuer 3 aux collectivités (la Confédération et les cantons), après deux années catastrophe. Seulement 3 milliards, sur autant de bénéfices? Pourquoi si peu? Voici, en 8 questions, tout ce qu’il faut savoir sur la générosité déclinante de la BNS à travers un zoom sur l’évolution de ses distributions depuis 15 ans.
Tout d’abord, ces 80 milliards, existent-ils vraiment ?
Petit rappel. Quand la BNS annonce un «bénéfice» de 80 milliards, c’est une plus-value encore virtuelle. Cela signifie que la valeur de son portefeuille d’investissements, qui était de 800 milliards fin 2023, s’est hissée à 880 milliards fin 2024, grâce aux bonnes performances des marchés: les actions, les monnaies et l’or que détient la BNS ont tous gagné de la valeur. Pour convertir ce gain virtuel de 80 milliards en cash, la BNS doit vendre pour 80 milliards d’actifs. Ensuite, les liquidités ainsi réalisées seront attribuées d’une part aux fonds propres et aux réserves, d’autre part aux cantons et à la Confédération.
La BNS va distribuer 3 milliards aux Cantons et à la Confédération. Comment seront-ils répartis?
Comme le prévoit la loi, la règle des un tiers/deux tiers s’applique: 1 milliard de francs ira à la Confédération et 2 milliards aux cantons. La répartition des 2 milliards entre cantons privilégie ceux qui sont plus peuplés. Par exemple, en 2020, la BNS a versé 4 milliards aux cantons. Zurich, canton le plus peuplé, s'est taillé la part du lion, tandis que des cantons plus petits comme Appenzell Rhodes-Intérieures ont reçu des montants nettement inférieurs. Idem en 2025: Zurich et Berne seront les mieux lotis, avec 358 et 238 millions. Vaud sera le plus gâté au niveau romand avec 188 millions, Genève obtiendra 117 millions, tandis que Fribourg, Neuchâtel et le Jura toucheront le moins.
La BNS ne va distribuer que 3 milliards aux collectivités. Que va-t-elle faire du reste?
C’est à ce sujet que le public se pose souvent des questions. Pourquoi l’essentiel des bénéfices de la BNS ne va-t-il pas aux collectivités? Parce que la banque nationale privilégie le renflouement de ses réserves avant de distribuer aux collectivités. La tendance s’est même accrue ces dernières années. La loi sur la Banque nationale de 1906 (révisée en 2004) précise que les bénéfices doivent être alloués en priorité à la constitution de réserves, et qu’ensuite seulement l'excédent se répartit entre la Confédération et les cantons. Le prétexte pour la non-distribution en 2022 et 2023 avait été la perte de 137 milliards essuyée par la BNS sur les marchés, en raison de placements très spéculatifs. Ces pertes catastrophiques ont effacé, d’un coup, la totalité de ce qu’elle avait gagné les 7 années précédentes. Cela a mené la BNS à manger toutes ses réserves. A présent qu’elle a dégagé des bénéfices en 2024, les pertes passées vont en absorber les deux-tiers, et seul un tiers ira aux collectivités.
La BNS est-elle de moins en moins généreuse?
Oui. Ces dernières années, alors que les bénéfices de la BNS ont augmenté, la part qu’elle a donné aux collectivités publiques a diminué. En 2008 et en 2010, la BNS avait enregistré des pertes, mais cela ne l’avait pas empêchée de distribuer, pour chacun de ces exercices, 2,5 milliards aux collectivités. Mais depuis, lorsqu’elle enregistre des pertes, la BNS ne distribue plus de bénéfices et privilégie entièrement ses réserves. Si bien que sur 15 ans, l’institut a distribué 31 milliards de francs de bénéfices aux cantons et à la Confédération, alors qu’il aurait pu, selon l’Observatoire de la BNS, distribuer 4 fois plus, soit 121 milliards, dans le cadre imparti par la loi. Une différence phénoménale de 91 milliards, qui n’aurait pas manqué de favoriser grandement les finances cantonales et fédérales.
Les graphiques ci-dessous en attestent: depuis 14 ans, les distributions n’ont que rarement dépassé les 2 milliards, même quand la BNS enregistrait des bénéfices pharamineux. Mieux, entre 2011 et 2024, le montant annuel moyen distribué n’est que de 1,7 milliard, contre 2,5 pour les cinq années précédentes. La tendance est nette. D’autant que sur la même période, les bénéfices eux, ont augmenté: le montant de profit annuel moyen atteint un record de 9,6 milliards entre 2011 et 2024, soit les années où les distributions ont baissé, contre 2 milliards de bénéfice moyen pour les cinq années précédentes, quand les distributions étaient plus généreuses.
Ce que montrent aussi les graphiques, c’est qu’avec la prise de risque accrue sur les marchés, tant les bénéfices de la BNS que leur distribution sont devenues beaucoup plus volatiles et moins prévisibles pour les budgets des cantons et de la Confédération. En effet, ils fluctuent beaucoup plus fortement qu’avant, en fonction des marchés. Cela nous renseigne sur le degré de volatilité des investissements de la BNS, qui a culminé en 2021-2022.
Qui décide de l’attribution des bénéfices de la BNS?
Les distributions sont régies par un accord passé entre la BNS et le Département fédéral des finances (DFF). Sa dernière mouture, signée en janvier 2021 et jusqu’en 2025, fixe à 2 milliards le montant que la BNS doit verser aux collectivités chaque année, à condition que la réserve pour distributions futures soit positive. Pour chaque tranche de 10 milliards de réserves supplémentaires, 1 milliard de bénéfices additionnel peut être versé aux collectivités, jusqu’à un maximum de 6 milliards. A noter que la Convention de 2003 à 2010 était plus généreuse, fixant le montant à 2,5 milliards.
Pourquoi plafonner le montant des bénéfices attribués aux collectivités?
La vision de la BNS est que son rôle n’est pas de faire des bénéfices et de les distribuer aux collectivités publiques, mais d’assurer en premier lieu la stabilité des prix et du système financier. Les voix conservatrices avancent aussi la nécessité de préserver la solidité du bilan de la BNS. Mais lors des années 2022 et 2023, il est devenu clair que ce n’était pas la distribution de bénéfices qui menaçait le bilan, mais l’exposition de la BNS à des marchés trop risqués, comme l’indice boursier Nasdaq. Le débat public fait rage à ce sujet. La vision d’une politique très prudente de distributions, portée par la droite libérale en Suisse, ne fait pas consensus: le Parti socialiste et les Vert-e-s, ainsi que certains membres de l’UDC, ont défendu à différentes reprises l'idée que les excédents de la BNS devraient d’abord profiter au peuple, et notamment financer l’AVS. Pour la gauche et les Vert-e-s, les bénéfices pourraient aussi servir à financer des projets sociaux ou environnementaux.
La BNS peut-elle donner la priorité aux collectivités et leur verser l’essentiel des bénéfices?
Pour inverser les priorités de la BNS en faveur des collectivités, le peuple suisse devrait lancer une initiative populaire qui exigerait que les bénéfices soient majoritairement distribués aux cantons et à la Confédération, sous réserve des besoins justifiés en provisions. Pour ce faire, il faudrait probablement modifier la Constitution et la Loi sur la banque nationale, de même que renégocier la Convention qui lie le DFF à l’institut monétaire, afin de supprimer les plafonds et pouvoir distribuer sans limites.
L’or de la BNS a-t-il contribué à ses bénéfices en 2024?
Oui, il y a largement contribué. L’or, à lui seul, a rapporté 21,2 milliards à la BNS, sur les 80 milliards engrangés l’an dernier. Et ce, malgré le fait que l’institut n’a pas beaucoup de stocks d’or. Rappelons que la BNS avait pris la décision mal avisée, entre 2000 et 2005, de vendre de grandes quantités d’or, réduisant son stock de moitié. La BNS avait en effet massivement écoulé son or, ramenant son stock de 2600 à 1040 tonnes. Ceci, juste avant que le métal jaune n’entame une hausse vertigineuse, qui l’a vu quadrupler en valeur depuis 2005, passant de 500 francs l’once à 2500 francs l’once aujourd’hui.