Alexander Pumpyansky, 35 ans, a été contraint par Swisscom de résilier son abonnement de téléphonie mobile. Il doit également rendre sa voiture en leasing, une BMW série X7, car son assurance automobile expire à la fin de l'année. Lui et sa famille ne possèdent plus beaucoup d'argent liquide car tous ses comptes sont bloqués.
Ce double national suisse et russe, habitant Genève, figure sur la liste des sanctions contre la Russie et en fait l'amère expérience au quotidien. Depuis quatre mois, soit peu après l'invasion russe de l'Ukraine, ce père de trois enfants est dans le collimateur des autorités.
Avec son embargo imposé à la Russie, l'Union européenne tente d'assécher l'environnement économique du président Poutine. Le père d'Alexander, Dmitry Pumpyansky, est un entrepreneur sidérurgique qui contrôlait jusqu'en mars la société OAO TMK, un important fournisseur de l'industrie pétrolière et gazière russe. Milliardaire, il gérait également des groupes occidentaux. Du point de vue de Bruxelles, son fils Alexander doit donc lui aussi être en possession d'une grande fortune, raison pour laquelle il est soumis aux sanctions. «Mais je ne suis pas un oligarque, j'ai construit mon existence moi-même», assure celui-ci.
En Suisse, il ne peut plus se procurer de biens de consommation courante: nourriture, vêtements, articles d'hygiène, il n'a plus de liquidités. C'est pourquoi il vit désormais avec sa femme et ses enfants en Turquie, où ils ont des amis et où ils sont à l'abri des sanctions. Les trois enfants sont nés et ont grandi en Suisse, ils y vont à l'école et y ont leurs amis. Reste à savoir s'ils les reverront après les vacances d'été.
«La langue de mes enfants est le français»
Alexander Pumpyansky est-il alors une victime? Il est certain que les hommes d'affaires russes ne sont pas en première ligne dans la course à la solidarité publique face à l'horreur que l'armée de Poutine fait régner sur l'Ukraine.
Mais le Genevois, qui parle couramment le russe, le français et l'anglais, assure ne pas se mêler de politique. Il condamne la guerre et trouve les images en provenance d'Ukraine «terrible». Alexander Pumpyansky regrette toutefois que les autorités suisses ne fassent pas preuve de proportionnalité.
Car il ne s'agit pas pour lui d'acquérir des biens de luxe ou des privilèges économiques mais seulement des produits de nécessité. Il se voit refuser de pouvoir couvrir ses besoins, ses factures de téléphone, de nourriture, d'électricité ou encore sa facture de dentiste.
Il possède le passeport rouge à croix blanche depuis 2016 et a passé la plus grande partie de sa vie au bout du lac. Il souligne à cet égard que la Suisse n'est pas sa deuxième, mais sa première patrie: «La première langue maternelle de mes enfants est le français», explique-t-il.
Le Seco répond après quatre mois
Cela fait désormais quatre mois qu'il tente d'entrer en contact par écrit et par téléphone avec le Secrétariat d'État à l'économie (Seco), responsable de la mise en œuvre des sanctions. Hormis un accusé de réception, le Seco ne s'est seulement manifesté une fois cet été, en demandant la transmission d'un budget.
Ce dernier sera examiné. Mais la raison pour laquelle l'office n'a pas réagi plus tôt reste floue. Ce qui est certain, c'est que la situation devient très précaire pour Alexander Pumpyansky: «La Suisse prive ses propres citoyens de la possibilité de vivre dans leur pays», tonne-t-il. Ce qui est selon lui contraire à la Constitution.
Il ne comprend pas pourquoi la Confédération reprend les directives et les noms un par un, sans adapter les listes de manière autonome. Ainsi, malgré la rigueur des sanctions, il n'existe aucun dossier sur lui à Berne.
Des cas «qui prennent du temps»
Peu après le déclenchement de la guerre, le 24 février, les hésitations du Conseil fédéral lui valent des critiques internationales. Mais quelques jours plus tard, le gouvernement emboîte le pas et annonce le 28 février qu'il reprend les sanctions de l'UE. Jusqu'à l'extrême? A-t-on désormais peur d'être à nouveau taxé de paradis pour les oligarques?
Interrogé à ce sujet, le Seco a répondu qu'il ne pouvait pas commenter publiquement les cas individuels. Mais les personnes, entreprises et organisations sanctionnées disposeraient «bien entendu» de la possibilité de faire valoir leurs droits. «Elles peuvent déposer auprès du Département de l'économie, de la formation et de la recherche (DEFR) compétent une demande dite de déréférencement et demander ainsi à être retirées de la liste des sanctions». Un éventuel «dé-listing» devrait être décidé par l'ensemble du Conseil fédéral. L'Etat de droit serait ainsi préservé.
Le Seco poursuit en indiquant recevoir «un très grand nombre de demandes». Il s'agit souvent de «cas individuels complexes qui doivent être analysés en détail, ce qui prend du temps». Les réponses sont apportées le plus rapidement possible et avec une équipe renforcée. «Dans des cas exceptionnels», l'office peut autoriser «des paiements à partir de comptes bloqués, des transferts d'avoirs bloqués ainsi que le déblocage de ressources économiques» afin d'éviter des cas de rigueur comme celui d'Alexander Pumpyansky. Ce dernier reste cependant dans l'attente de la régularisation de sa situation financière.
(Adaptation par Thibault Gilgen)