La faute à la guerre en Ukraine?
«Ma mère avait un permis de séjour B, la voilà coincée en Russie»

Depuis plus d’un an, le permis B d’Olga, la mère retraitée d’une Suissesse d’origine russe, peine à être renouvelé. Sans plus d’explications de la part des autorités. Une situation liée à la guerre en Ukraine? Témoignage.
Publié: 17.05.2023 à 16:00 heures
|
Dernière mise à jour: 17.05.2023 à 16:58 heures
Cette image d'illustration a été générée par une intelligence artificielle (Midjourney). La personne représentée n'existe pas.
Photo: Midjourney
Blick_Daniella_Gorbunova.png
Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Xenia* est à bout de nerfs. Sa mère Olga*, qu’elle avait fait venir de Russie à Genève en 2009, est aujourd’hui coincée dans son pays d’origine, dans la ville de Nijni-Novgorod, d’où elle ne peut plus revenir dans l’immédiat (pour autant qu’elle le puisse un jour).

En cause: périmé en décembre 2021, le permis de séjour B de la retraitée n’a toujours pas été renouvelé par l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM). Sa demande, déposée en novembre 2021 déjà, est toujours «en cours d’examen», sans autre explication — malgré les nombreuses sollicitations de Xenia. Et ce depuis plus d’un an, comme on peut le constater via le suivi en ligne de la demande, que Blick a pu consulter.

Confuse, Xenia nous confie: «J’ai pourtant déposé tous les documents requis depuis longtemps, et nous n’avons pas reçu de refus de renouvellement formel non plus. L’administration ne bouge tout simplement pas: soit on ne nous répond pas, soit on nous demande sans cesse des documents supplémentaires. Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Office des migrations a commencé à poser davantage de questions…»

Tolérée sous conditions

Rembobinons. Xenia — aujourd'hui quinquagénaire — quitte la Russie en 2000. Elle étudie puis commence à travailler en France, avant d’arriver en Suisse en 2006, passeport français en mains.

Employée dans le domaine du négoce de matières premières à Genève, et étant, on l’a dit, au bénéfice d’un passeport européen, l’expatriée russe parvient à faire venir sa mère en Suisse trois ans après sa propre arrivée (lire l’encadré sur le regroupement familial ci-dessous). La parente peut légalement rester, à condition que Xenia soit en mesure de subvenir à ses besoins — ce qui est le cas.

Regroupement familial: Les Européens avantagés

Pour faire venir parents ou grands-parents issus de pays non-membres de l'UE/AELE sur le sol de la Confédération, paradoxalement, les personnes suisses ou naturalisées suisses doivent s'attendre à beaucoup d'embuches. Par rapport aux détenteurs d’un passeport Européen résidant en Suisse, qui eux peuvent faire venir leurs «ascendants» plus facilement.

L’Observatoire romand du droit d'asile et des étrangers (ODAE) soulève et explique cette «injustice» législative dans un rapport consacré au sujet.

L'on peut notamment y lire: «Les Suisses désirant faire bénéficier les membres étrangers de leurs familles du regroupement familial sont régulièrement plus mal placés que les citoyens de l'Union européenne. Ainsi, ces derniers peuvent faire bénéficier du regroupement un cercle plus large des membres de leur famille et ne doivent respecter aucun délai pour ce faire. Ils sont également en mesure de faire venir leurs beaux-enfants et beaux-parents.»

Cela alors que «les Suisses ne peuvent faire usage de ces conditions facilitées que si la personne regroupée dispose d'une autorisation de séjour durable dans un Etat de l'Union européenne.»

Pour faire venir parents ou grands-parents issus de pays non-membres de l'UE/AELE sur le sol de la Confédération, paradoxalement, les personnes suisses ou naturalisées suisses doivent s'attendre à beaucoup d'embuches. Par rapport aux détenteurs d’un passeport Européen résidant en Suisse, qui eux peuvent faire venir leurs «ascendants» plus facilement.

L’Observatoire romand du droit d'asile et des étrangers (ODAE) soulève et explique cette «injustice» législative dans un rapport consacré au sujet.

L'on peut notamment y lire: «Les Suisses désirant faire bénéficier les membres étrangers de leurs familles du regroupement familial sont régulièrement plus mal placés que les citoyens de l'Union européenne. Ainsi, ces derniers peuvent faire bénéficier du regroupement un cercle plus large des membres de leur famille et ne doivent respecter aucun délai pour ce faire. Ils sont également en mesure de faire venir leurs beaux-enfants et beaux-parents.»

Cela alors que «les Suisses ne peuvent faire usage de ces conditions facilitées que si la personne regroupée dispose d'une autorisation de séjour durable dans un Etat de l'Union européenne.»

Déjà retraitée, Olga pose donc les pieds sur le sol de la Confédération pour la première fois en 2008. Un an plus tard, elle obtient son permis B, qu’elle renouvellera à chaque échéance depuis. Pendant quinze ans, cela n’a jamais posé problème — jusqu’à aujourd’hui.

Sa fille, désormais au bénéfice du passeport suisse (en plus du français), explique: «À cause de l’âge de ma mère, et de son niveau de français insuffisant, elle n’a jamais eu droit au permis d’établissement C. Je faisais donc renouveler son permis B tous les deux ans, jusqu’à ce que les choses ne se compliquent, il y a un an…»

Coincée en Russie

On l’a dit, depuis novembre 2021, Olga attend des nouvelles de son permis B, toujours suspendu sans explications. Entre-temps, au début de l’année 2023, la retraitée a tout de même dû se déplacer en Russie, pour rendre visite à sa sœur gravement malade.

Problème: en l’absence d’un permis valable, et étant donné le tour de vis donné aux visas pour les Russes par la Confédération, elle peine à revenir à Genève auprès de sa fille. «D’après ce que me dit ma mère, il n’est même plus forcément possible de demander un visa pour la Suisse depuis le sol russe, pour les gens ordinaires», relate Xenia.

«
«Pourquoi est-ce devenu un enfer administratif, aujourd’hui? À cause de son origine russe?»
Xenia
»

La situation lui semble si incompréhensible, que la jeune femme se demande parfois si cela n’a pas un rapport avec les origines des deux femmes. «Depuis l’arrivée en Suisse de ma mère, et jusqu’à fin 2021, il n’y a jamais eu de problèmes pour renouveler ce permis B. Pourquoi est-ce devenu un enfer administratif aujourd’hui? À cause de son origine russe?» Notre interlocutrice nous assure que rien, dans sa situation personnelle, ni dans celle de sa mère, n’a changé depuis le dernier octroi du sésame.

Autre problème: le permis B d'Olga n'étant plus valable, la Banque cantonale de Genève (BCG) menace de fermer le compte en banque de l'octogénaire. Compte sur lequel elle reçoit, en temps normal, et en plus de l’argent versé par sa fille, une petite rente de retraitée de 130 francs chaque mois — montant octroyé par la Confédération aux permis B également, dans certains contextes.

«
«Chaque mois, ils menacent de fermer définitivement le compte bancaire...»
Xenia
»

Le fait que la banque cantonale n’ait pas déjà fermé le compte ne tient qu’aux nombreux e-mails explicatifs envoyés par Xenia, dont un que nous avons pu consulter. Elle explique: «Chaque mois, ils menacent de fermer définitivement le compte bancaire si la situation de séjour ne se régularise pas. À chaque fois, je les supplie de patienter encore un peu: car nous attendons nous-même toujours une réponse de l’OCPM.»

L’OCPM assure ne pas discriminer

Comment et pourquoi un tel cas peut-il se produire? La situation géopolitique a-t-elle un lien avec cette situation privée? Nous avons contacté l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM), via le directeur de la communication du Département de la sécurité, de la population et de la santé (DSPS). Dans notre message, nous avons exposé la situation en détail, tout en préservant l’anonymat des deux femmes.

«
«Des mesures d’instruction supplémentaires peuvent être nécessaires, et ce, pour de multiples raisons.»
Directeur de la communication du DSPS
»

À la question de savoir comment une demande de simple renouvellement de permis peut rester aussi longtemps en suspens, sans raison apparente et sans plus d’explications, le ministère répond formellement: «Un examen des conditions de séjour est effectué lors des demandes de renouvellement d’autorisation de séjour, en vertu du cadre légal. Des mesures d’instruction supplémentaires peuvent être nécessaires, et ce, pour de multiples raisons.»

Ces demandes de renseignements supplémentaires, qui ralentissent le permis B d’Olga depuis plus d’un an, peuvent intervenir si les «conditions initiales ne sont plus remplies», indique l’instance. Ou en cas «d’apparition de motifs de révocation». Ou encore si Olga a résidé en dehors de la Suisse pendant plus de six mois d’affilée (ce qui n’est pas le cas, d’après nos informations), ou qu’elle a fait une demande de permis C (ce qui n’est pas le cas non plus). Ou, enfin, si la Confédération elle-même souhaite que des éléments soient davantage instruits dans un dossier en particulier.

«
«Il n’y a pas de pratique spécifique aux personnes originaires de Russie.»
Directeur de la communication du DSPS
»

Le Département de la sécurité précise encore: «Selon la complexité du cas et la complétude initiale du dossier, des pièces complémentaires peuvent être réclamées. En outre, suite au retour des éléments initialement réclamés, qui peuvent générer des questionnements complémentaires, de nouveaux justificatifs peuvent être demandés.»

La guerre en Ukraine pèse-t-elle dans la balance, lorsqu’il s’agit de ce genre de cas individuels? On nous répond par la négative. Déclarant qu’«il n’y a pas de pratique spécifique aux personnes originaires de Russie».

«Je ne comprends toujours pas»

Confrontée à cela, Xenia commence par ironiser sur le fait qu’il a tout de même fallu qu’une journaliste écrive à l’administration pour avoir quelque réponse que ce soit.

Réponse qui ne l’aide pas beaucoup, d’ailleurs… Elle rétorque: «Les déclarations du ministère quant à notre cas n’éclaircissent pas davantage la situation. Je ne comprends toujours pas pourquoi ce délai, d’autant plus que nous n’avons plus reçu de lettres de la part de l’OCPM depuis des mois.»

Craignant d’être reconnue, malgré l’anonymat, Xenia confesse avoir accepté de nous parler en guise de dernier recours. Ne sachant plus que faire pour que sa mère puisse revenir auprès d’elle, en Suisse.

* Pseudonymes. Identités connues de la rédaction.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la