Paysans en colère
Traité de guignol par Migros, cet agriculteur riposte

Le porte-parole de Migros a énervé les agriculteurs le 12 mars, en associant les mots «guignols» et «paysans». Le leader de la révolte paysanne en Suisse romande Arnaud Rochat monte au front. Il appelle au boycott du géant orange. Interview.
Publié: 20.03.2024 à 16:34 heures
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Dernière mise à jour: 21.03.2024 à 11:14 heures
Arnaud Rochat, le leader de la révolte paysanne, est en colère contre Migros
Photo: julie de tribolet
Alessia Barbezat

«C'est vrai que pour un expert de la tech qui serait dans la Silicon Valley en train de développer la consommation du futur, on doit paraître complètement guignols, on est des paysans par rapport à ce qu’on fait de l’utilisation de nos données.» Les propos du porte-parole de Migros, Tristan Cerf, ne sont pas passés inaperçus le mardi 12 mars dans l’émission de la RTS, «A bon entendeur.» 

Un vrai shit storm, comme on dit en bon français. Et de susciter des réactions outrées des associations agricoles romandes qui ont fait part de leur colère, médiatisée notamment dans les quotidiens «Le Temps» et «La Liberté.» Même l’émission «Mise au Point» a ouvert son édition de dimanche dernier avec un sujet satirique contant les malheurs du communicant.

Ce n'est pas tout. Sur Facebook, Arnaud Rochat, agriculteur de 23 ans dans le Nord vaudois, leader de la contestation paysanne en Suisse romande et créateur du groupe «Révolte agricole Suisse», qui compte plus de 9000 membres, a exprimé son courroux. 

Dans une vidéo, on peut voir l’agriculteur dire: «Réponse de la révolte paysanne aux propos de Monsieur Tristan Cerf. Certes, des excuses vont de soi, mais nous pensons surtout que les consommateurs seraient très intéressés que vous leur communiquiez les marges que vous faites sur le dos de vos guignols.» Et d’appeler au boycott de la Migros jusqu’à nouvel ordre.

Les agriculteurs sont en colère despuis des mois. Ils accusent le géant suisse de la distribution de pratiquer des marges trop grandes et d’être ainsi l’un des facteurs d’appauvrissement du secteur.

Quelques jours après ces événements, nous avons passé un coup de fil à Arnaud Rochat pour voir si le soufflé de la colère était retombé. Pour prendre le pouls, aussi, de cette révolte paysanne qui traverse la Suisse, mais également l’Allemagne, la Belgique, La France et l’Allemagne. Interview.

Arnaud Rochat, êtes-vous toujours en colère contre le porte-parole de Migros?
Evidemment. On aurait bien aimé obtenir une réponse de sa part. 

Vous n'avez pas eu de réponse directe, ni d’excuses?
Non. On ne les a pas vues ni entendues, en tout cas. Tristan Cerf a présenté ses excuses dans la presse. Mais pas directement à nous. Donc, nous, nous ne sommes pas satisfaits.

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«Sans paysans, il n'y a pas de Migros»
Arnaud Rochat, leader de la révolte paysanne en Suisse romande
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Vous parlez carrément de mépris et d’insulte.
C'est inacceptable de parler de telle manière à des personnes qui nourrissent la population et qui font tourner leur boîte aussi. Parce que sans paysans, il n'y a pas de Migros! Et, on ne parle pas que des paysans suisses, il s’agit d’une atteinte aux paysans dans le monde, à la profession dans son ensemble. Pas juste à l’encontre des Romands. Il se moque de nous.

Ce mépris envers les paysans, vous le sentez aussi au sein de la population?
Surtout de la part des acteurs de la grande distribution. Ils pourraient avoir un peu plus de respect pour nous, notamment avec des marges plus justes par rapport à nos produits, ceux qu’on leur vend. Au sein de la population, il peut y avoir du mépris de la part de la d'une partie de la population. Celle qui n’est pas informée ou qui ne cherche pas à s’informer sur la culture de nos produits. Qui porte des jugements à l’emporte-pièce, des réflexions infondées.

Vous parlez des citadins qui vous disent comment faire votre travail?
Voilà, ouais. Quand une personne qui ne connaît rien, mais qui s'intéresse à notre travail, en essayant d'être constructive et en posant des questions, on l’entend. Et puis, il y a d’autres personnes qui sont vraiment très virulentes, qui n'ont aucune idée, vraiment, de la réalité. Je pense qu'avoir une réaction envers le monde paysan est normale, mais il faut qu’elle soit fondée et non basée sur des fake news.

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«Nous ne sommes pas des pollueurs. Si on polluait nos sols, ils ne seraient plus fertiles»
Arnaud Rochat, leader de la révolte paysanne en Suisse romande
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Quelle est la pire des choses que vous ayez entendue?
Il y en a plusieurs. D’abord, celle qui consiste à nous traiter de pollueurs. Si on polluait nos sols, ils ne seraient plus fertiles. Et ce n’est pas le cas en Suisse. Puis, certains nous pointent du doigt dans le contexte du réchauffement climatique. Alors qu’on est plus une solution qu’un problème. Ça, beaucoup de gens ne le savent pas ou ne veulent pas l'entendre. 

Pourquoi, d'après vous?
Par manque d'informations sans doute. Ils ne se rendent pas compte de ce qu'on fait, de la surface qu'on représente, du carbone qu'on stocke dans les sols. Ils ne parviennent pas à voir l'influence positive que nos pratiques peuvent avoir pour l’environnement comparé à d’autres entreprises.

Dans votre vidéo, vous appeliez au boycott de Migros, c'est toujours le cas?
Oui. Ceux qui jugent aussi que c’est un manque de respect et qui ont la possibilité d'aller dans un autre magasin ou directement chez le producteur, qu’ils le fassent. Et peut-être qu’avec une baisse des ventes de 10 à 20%, ça la fera réfléchir un petit peu.

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«Migros prend 60% de marge sur une tomme»
Arnaud Rochat, leader de la révolte paysanne en Suisse romande
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Vous reprochez au géant suisse de la distribution de pratiquer des marges trop grandes et d’être responsable de l’appauvrissement de vous et vos collègues. Elles sont de combien ces marges?
Entre 30 et 60%. C'est très élevé. Pour une tomme par exemple, ils prennent 60% de marge. Quand elle arrive chez eux, elle est prête à mettre en rayon. Il y a un grossiste qui va la livrer, ils doivent juste la prendre, la mettre sur un chariot et en rayon. Je ne crois pas qu'il y ait besoin de 60 % de marge pour ça. quoi. Nous, on touche 10% du prix, ce n'est rien!

Comment sensibiliser les consommateurs?
C’est compliqué, pas tout le monde n’est prêt ou n’a le temps de faire plusieurs haltes chez les différents producteurs pour faire ses courses. Déjà si les consommateurs pouvaient acheter des produits suisses et de saison, ça aurait déjà un impact bénéfique pour nous. La grande distribution ne pousse pas forcément à consommer local et suisse, car elle fait plus de marges avec les produits étrangers. Les grandes enseignes pourraient faire aussi en sorte d’avoir des rayons séparés entre produits locaux et de saison et produits étrangers. Il y a un travail à faire des deux côtés, je pense. Et puis nous aussi, les paysans, on doit mieux informer, communiquer pour que le consommateur comprenne ces enjeux.

Le 12 février dernier, l’Union suisse des paysans a remis à la grande distribution (Migros, Coop, Aldi et Lidl) une pétition signée par 65'000 personnes. Que réclamez-vous?
Principalement une meilleure rétribution des producteurs. Et aussi, des marges équitables. Pour que la répartition de la hausse du prix ne soit toujours faite sur le consommateur, mais sur les marges des intermédiaires et de la grande distribution.

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«On a le sentiment d’être plus écoutés par les politiciens que par les acteurs de la grande distribution»
Arnaud Rochat, leader de la contestation paysanne
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Politiquement, vous avez l’impression d’être entendus?
Oui, des petites actions, des petits changements ont été faits. On attend de voir la suite, on sait que politiquement, ça prend du temps de mettre les choses en place. Il faut être un petit peu patient. Mais on a le sentiment d’être plus écoutés par les politiciens que par les acteurs de la grande distribution.

En Suisse, la population reproche parfois aux paysans de se victimiser, vous en pensez quoi?
Ce n'est pas de la victimisation. On est juste cash sur la réalité. Je pense qu'il n'y a pas beaucoup de personnes qui seraient prêtes à travailler de 5h du matin jusqu'à 19h, pour 17 francs de l'heure, voire 12 francs de l'heure. La situation est claire, ce n'est pas du cinéma.

Les paysans sont vraiment pauvres en Suisse? Vous, combien gagnez-vous?
Pour les employés agricoles comme moi, c'est entre 4 000 et 4500 francs par mois pour 51,5 heures hebdomadaires et des week-ends réduits à un jour et demi de congé. On a un CFC, on est formés, on a des responsabilités. On travaille avec des produits, on produit la nourriture des gens, on a donc plus de responsabilité que dans certains métiers.

Les paiements directs représentent presque 3 milliards de francs sur les 3,7 milliards du budget agricole fédéral. Ce n’est pas suffisant?
Ce serait suffisant si on était payé à la juste valeur de nos produits. Parce que ces paiements directs, ce n'est pas juste de l'argent qu'on nous donne. On a un cahier des charges, à remplir... Il y a des tâches à faire. Ce n'est pas juste du bonus, quoi. Ça nous coûte aussi les paiements directs et ça ne compense pas les bas prix qu'on a pour nos produits. 

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«C’est simple, si on n'avait pas de paiements directs, on n'aurait pas de salaire»
Arnaud Rochat, leader de la révolte paysanne
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Est-ce qu’un paysan doit nécessairement être subventionné?
Ça ne nous dérangerait pas de ne pas être subventionné, mais il nous faut un prix du lait à 1,10 franc. Et puis 100 francs les 100 kilos de blé. Aujourd'hui, c'est la moitié. C'est le problème. C’est simple, si on n'avait pas de paiements directs, on n'aurait pas de salaire. Mais c’est un système compliqué en termes administratifs, c’est pesant pour nous.

En Suisse, depuis les dernières élections fédérales, les paysans représentent 10% du Conseil national pour seulement 2% de la population. Une belle force de frappe. Alors pourquoi ça coince au niveau politique?
C'est justement pour ça qu'on essaie de surveiller les personnes qui disent être en faveur l’agriculture. On aimerait les faire bosser un peu plus, un peu plus rapidement et vraiment regarder ce qu’elles font pour nous. Qu’elles ne se contentent pas de dire qu’elles sont pour nous mais qu’elles se montrent actives. Un autre problème, c’est que les sujets agricoles sont souvent regroupés avec d’autres sujets. Et le sujet avec lequel il est le plus facile de faire des concessions, c’est l’agriculture. Donc, nos intérêts passent souvent à la trappe lors de négociations. 

Les mouvements de contestation paysans sont présents en France, en Pologne, en Allemagne. Pourtant, ce sont des systèmes très différents. Comment expliquer ce mouvement de révolte général?
Je pense qu'il y avait eu des éléments déclencheurs différents, comme la suppression du remboursement de la taxe sur le diesel en Allemagne. Pour moi, il s’agit surtout d’un ras-le-bol général. Parmi les revendications, on veut de meilleurs prix pour nos produits. Il faut savoir qu’aujourd’hui, le panier de la ménagère ne représente que 6% des dépenses. C’est le pourcentage que les citoyens ont à disposition pour leur alimentation. On mange trois fois par jour, ce pourcentage n’est pas réel. Il faut remettre l’église au milieu du village. 

Vous dénoncez par ailleurs une déconnexion des autorités avec la réalité.
Il y a aussi un manque de reconnaissance, on ne sent pas écouté, on nous impose des lois sans connaissance de la réalité de la pratique. L’Europe pousse aux développements de grandes exploitations, certains s’endettent. On ne veut pas de ça, on veut garder une agriculture familiale à échelle humaine. 

Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour que ça fonctionne?
Rendre les marges de la grande distribution transparentes sur toute la chaîne. Avoir des prix justes qui ne se répercutent pas sur le dos des consommateurs ou des agriculteurs. Favoriser une agriculture locale.

Vous avez 23 ans. Qu'est-ce qui vous pousse à suivre cette voie? Qu'est-ce qui vous donne encore envie de travailler dans ce milieu?
C'est la passion pour ce métier. C'est justement ça le problème. On joue sur cette corde: «Ils aiment tellement leur métier que les paysans ne vont pas arrêter.» Ben non, on est à bout. Il y a des suicides dans ce milieu et on n'en parle pas assez. Si je me bats, c’est que j’aimerais bien pouvoir un peu influencer l’avenir, que si je reprends une exploitation, qu’elle puisse tourner et de pas mettre la clé sous la porte les années suivantes. Beaucoup de jeunes sont motivés, bien formés, je trouve super dommage que leur avenir soit bouché.

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