On ne va pas se mentir: on comprend dès l’entrée qu’on a mis les pieds dans un temple du monde des médias. Pourquoi? Disons simplement qu’il y a des agents de sécurité, des câbles, des projecteurs, des écrans et des gens avec des vestes en jeans à perte de vue. Sans parler du fait que l’ensemble — plutôt harmonieux — n’a pas l’allure d’un parking, contrairement à nos bureaux lausannois du pont Bessières.
Ce bâtiment monstre en jette. Y compris depuis l’extérieur. Mon collègue vidéaste Pierre Ballenegger et moi avons rendez-vous ce mardi midi avec la célèbre éditorialiste Nathalie Saint-Cricq chez son employeur, France Télévisions. C’est notre dernier jour à Paris.
Nous attendons la journaliste dans une salle à manger du 7e étage. Une paroi est entièrement vitrée. De là, on peut presque plonger dans la Seine et saluer d’un geste de la main les confrères de la Tour TF1. Dingue!
Même pas le temps de baver en appréciant la vue. Emmanuel Macron affrontera Marine Le Pen au second tour, comme en 2017. Et, là encore, le débat de l’entre-deux-tours sera décisif. Alors que personne ne sait au moment de cet entretien qui se chargera d’animer cette lutte acharnée, programmée le mercredi 20 avril, Nathalie Saint-Cricq, aux manettes en 2017, se confie à nous.
Ascension de la famille Le Pen, stratégie d’Emmanuel Macron, erreurs stratégiques des uns et des autres: celle qui dézingue tous azimuts pour le compte de France 2 sort son gros bazooka. Et glisse une anecdote délicieuse réunissant Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy. Interview.
Merci de nous accorder un peu de votre précieux temps. J’imagine que vous êtes dans le rush absolu…
Non, il ne faut pas exagérer. Mais il faut quand même organiser les soirées électorales, faire des papiers le matin, le midi, le soir… Voilà. Ça m’occupe un peu. (Rires)
L’entre-deux-tours, c’est ce qui vous fait vibrer professionnellement?
Oui, mais moins que dans le temps. D’une certaine manière, je me suis rendu compte avec tristesse que, deux heures avant la soirée électorale du premier tour de la présidentielle dimanche dernier, j’étais un peu moins excitée qu’auparavant. Mais c’est normal: je suis peut-être un peu usée et j’en ai peut-être un peu trop vu.
C’est l’enjeu qui est moins sexy? Ou le fait de revivre un face-à-face entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen?
L’enjeu est passionnant car ça serait la première fois qu’un sortant est réélu hors période de cohabitation. Et avoir vu en 2002 un Le Pen, Jean-Marie, qui fait 20% au deuxième tour face à Chirac qui obtient 80%, puis une Marine Le Pen en 2017 qui fait 34% face aux 66% d’Emmanuel Macron et qui aujourd’hui pourrait réaliser 48%, voire gagner, c’est quand même, en 20 ans, un phénomène absolument incroyable.
Comment peut-on comprendre cette progression extraordinaire de la famille Le Pen?
J’ai couvert les débuts du Front national (ndlr: renommé Rassemblement national depuis 2018). Je pense qu’on peut certainement expliquer cette progression par le fait que Jean-Marie Le Pen défendait à l’époque certaines choses de façon caricaturale. Comme la sécurité, l’immigration, la nation, le patriotisme… Ces thématiques étaient en partie laissées à l’abandon par la gauche et par la droite. Il y a par exemple toute une période où la laïcité n’était pas un combat, où on ne considérait pas qu’il y avait un véritable problème de sécurité… Lionel Jospin (ndlr: premier ministre à l'époque et figure socialiste éliminée en 2002 au premier tour) en avait d’ailleurs fait les frais.
Quelle a été la bascule?
Je crois que c’est véritablement le pacte constitutionnel européen de 2005. Les gens ont eu peur, se sont inquiétés, et ont voté «non» au référendum sur ce projet. Puis, ils se sont rendu compte qu’on contournait leur vote. Ça a provoqué une grosse coupure entre le peuple et les élites.
Cette déconnexion s’est encore aggravée avec Emmanuel Macron?
Peut-être. Je pense qu’il y a un tas de bonnes mesures protectrices qui ont été prises par Macron, même si leurs côtés de 'gauche' n’ont probablement pas été assez bien présentés. Je pense aux prothèses auditives et dentaires remboursées ou encore le recouvrement des pensions alimentaires pour les femmes seules… Plein de progrès qui ne sont pas clinquants mais qui sont essentiels. Je m’étonne aussi que la baisse du chômage soit aussi peu évoquée dans la campagne.
Alors, pourquoi ça coince?
Quand on regarde le 1er tour, on constate qu’il y a eu une poussée des formes de radicalités, à gauche comme à droite. Si on scrute ce qu’on appelle la tripartition, c’est-à-dire le bloc central, le centre droit et le centre gauche, vous atteignez 30% des votants. De l’autre côté, il y a les protestataires qui font plus de 50%. Cela signifie qu’il y a 50% des gens qui sont antisystème, qui sont des radicaux. Au vu des sondages concernant le second tour, on peut penser que Macron gagnera mais avec une marge assez faible. Il y aura donc bel et bien une France coupée en deux.
Le front républicain est mort?
En tout cas, il est moribond. Entre la banalisation de Marine Le Pen, le fait que les barrages politiques marchent de moins en moins… Ce n’est plus suffisant de dire aux gens: c’est pas bien ce que vous faites, faut pas, faut pas. On en revient à Laurent Fabius (ndlr: ancien premier ministre) qui disait: 'L’extrême droite ce sont de fausses réponses à de vraies questions'. Il vaut mieux s’en emparer que de les laisser aux extrêmes.
Donc, c’est inexorable: Marine Le Pen sera un jour présidente. Ou quelqu'un dans ce goût-là...
Ce ne sera peut-être pas Le Pen mais un Wauquiez (ndlr: Laurent Wauquiez, élu Les Républicains), quelqu’un comme ça. L’idée même d’une lepénisation des esprits, qui était une idée à la base très négative, peut se voir de deux façons différentes. Soit on se dit qu’elle a contaminé tout le monde, soit on se dit qu’enfin un certain nombre de personnalités de gauche comme de droite — l’ancien premier ministre socialiste Manuel Valls, l’ancien président Nicolas Sarkozy… — ont fini par comprendre que les problèmes posés par Marine Le Pen ne sont pas que de faux problèmes. Même si les solutions qu’elle apporte sont impraticables.
Revenons à l’entre-deux-tours que nous vivons. Vous pensez quoi de la campagne des deux finalistes?
Franchement, je sature. Macron s’est lancé tard dans la course donc il rattrape son temps d’antenne. Il est partout, tout le temps. Il doit maintenant courir après une partie de l’électorat de Mélenchon. Il n’a pas suffisamment de réserve à droite, l’effondrement de Valérie Pécresse le démontre. Mais je pense qu’il a d’ores et déjà commis une erreur: au lieu de s’éparpiller, notamment sur les retraites, il devrait marteler trois mesures claires. C’est ce qu’arrive bien à faire Marine Le Pen avec le pouvoir d’achat, en parlant du panier de la ménagère. C’est une image qui parle à tout le monde. Je pense qu’elle fait une campagne plutôt efficace.
Votre pronostic?
Je pense qu’Emmanuel Macron sera réélu. Mais souvenez-vous, il avait fait 66% il y a cinq ans. Le débat de l’entre-deux-tours sera plus décisif qu’il ne l’a jamais été.
Parlons-en. Va-t-on revivre 2017 et le crash en direct de Marine Le Pen?
Marine Le Pen a dit qu’elle changerait de stratégie. Qu’elle axerait son discours sur ses propositions plutôt que d’essayer de contester le bilan de Macron. C’est précisément ce qu’elle avait tenté, avec le résultat qu’on connaît. Rappelez-vous: elle avait mélangé tous les dossiers industriels, toutes ses fiches… Et que de dire de son propos sur l’euro si ce n’est qu’il était incompréhensible. Bref. L’échange ne sera pas le même. Macron essaiera de démonter la démagogie et les côtés irréalistes des propositions économiques de son adversaire. Mais ça sera très compliqué de le faire sans apparaître comme le professeur qui donne des leçons. Il a commencé à vouloir la rediaboliser, mais c’est d’autant plus difficile que maintenant elle jouit de cette image de 'tata Marine', qui aime les chats et les gens.
Cette image est crédible?
Quand vous connaissez Marine Le Pen en privé, elle est extrêmement sympathique. Je pense qu’elle aime les gens. Après, il faut lire son programme dans les détails. Même si là aussi, elle s’est un peu adoucie. Les fondamentaux que sont la préférence nationale ou la suppression des aides non contributives aux étrangers sont en revanche toujours là. Puis, elle a aussi bénéficié de l’arrivée d’Éric Zemmour qui, par son programme anxiogène et sa personnalité antipathique, l’a rendue crédible et sympathique aux yeux du grand public. Même si leurs programmes ne sont pas très éloignés.
Vous aimeriez animer le débat qui va les opposer mercredi soir?
L’avoir fait une fois dans sa vie est suffisant. Comme il faut absolument être égalitaire, ce n’est pas vraiment du journalisme. Tout est codifié, aplati par l’Arcom (ndlr: Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ex-CSA). C’est davantage un exercice où on fait le passe-plat et le chronomètre. Sauf surprise, Gilles Bouleau et Léa Salamé s’en chargeront très bien (ndlr: cela a effectivement été confirmé depuis). Et puis, vous pensez vraiment que Macron et Le Pen m’auraient acceptée? Pour eux, il faut impérativement montrer aux Français que les choses ont changé, qu’ils ont avancé, même s’ils se retrouvent cinq ans plus tard. Personne ne veut rééditer 2017. Le cadre et ceux qui le composent doivent donc changer.
Vu de Suisse, apprendre que les candidats en lice ont le pouvoir de choisir les journalistes qui animeront le débat de l’entre-deux-tours, ça paraît complètement fou… Comment l’expliquer?
Disons qu’ils ont le pouvoir de retoquer un ou deux journalistes chacun. Mais ils ne le font pas toujours pour des raisons idéologiques ou pour des contentieux personnels. En 2017, j’ai été choisie par défaut. Il y avait un problème: les deux présentateurs du JT étaient des hommes. Il était question que ça soit Gilles Bouleau et David Pujadas. Mais pour Macron, impossible de se retrouver à trois hommes face à une femme. C’était malin. À l’œil, si vous avez trois hommes face à une femme, vous la placez dans une position d’infériorité qui attirera naturellement la sympathie. Par ailleurs, ce n’est pas une véritable émission politique. C’est avant tout l’occasion de permettre aux candidats d’exprimer de la façon la plus neutre leur programme. Ce débat de l’entre-deux-tours est un cas unique. Concernant le choix des journalistes, ce n’est pas le cas dans les autres émissions.
Sans surprise, tout ne se joue pas seulement sur le fond mais aussi sur la forme. Vous avez eu des demandes inattendues en plateau?
Ils ont été normaux. Bien sûr, les deux camps font attention à l’espace qui sépare les deux candidats, à la hauteur des chaises, des tables, au confort des fauteuils… Et il y a souvent des négociations quant à la durée du débat: certains candidats estiment être des moteurs Diesel, d’autres pas…
C'est normal que des politiciens contrôlent tout à ce point?
Ça va parfois beaucoup plus loin. Je vous pose le décor: quand vous entrez sur le plateau, vous êtes enfermé pendant plus de 2h. Sans raccord maquillage, sans rien. En 2007, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy n’étaient pas d’accord sur la température de la pièce. Elle voulait qu’il fasse chaud, il voulait qu’il fasse frais. En réalité, Ségolène Royal souhaitait que Nicolas Sarkozy transpire et ait l’air énervé à l’image. Il y a eu une négociation qui a duré, duré… Personne n’était dupe. Mais c’est le jeu. Non?