Pour Amelia Ventura, faire ses courses signifie avant tout ceci: planifier, comparer et calculer. Elle achète ses fruits uniquement chez Denner. Pour les produits d'hygiène, elle va chez Otto's. Pour tout le reste, c'est les épiceries Caritas. Elle ne va chez Aldi ou Lidl que lors de promotions. Elle compare sur une application les promotions proposées par les uns et les autres.
Amelia Ventura, mère de deux filles, est l'une des 745'000 personnes en Suisse qui vivent avec le minimum vital et dépendent de l'aide sociale. Après déduction du loyer et des primes d'assurance maladie, il reste à la famille 1'750 francs par mois pour vivre.
Amelia est assise dans le salon de son appartement de 3,5 pièces à Zurich-Altstetten, entre les livres de fantasy et l'affiche de K-pop. Presque tout lui a été offert: la télévision par sa mère, parce qu'elle la trouvait trop grande, l'étagère par l'assistante sociale, le lit par son frère, le tapis par sa cousine.
Le taux d'aide sociale en Suisse est de 3,1%
Elle sait bien calculer, on le remarque vite. Elle sait exactement quels sont les mois les plus difficiles: janvier, juillet et août. Ensuite, il faut payer l'assurance de protection juridique et les frais annexes, en juillet le demi-tarif et l'équipement pour la nouvelle année scolaire, en janvier les frais Serafe. Si des dépenses imprévues viennent s'y ajouter, comme par exemple la réparation d'un trou causé par sa fille dans la porte de la cuisine, cela ne suffit plus. En janvier, Amelia a manqué d'argent pour acheter de la nourriture. Une personne d'un groupe Facebook a dû l'aider avec des dons.
Chaque montant qu'elle dépense est mûrement réfléchi - par exemple l'assurance complémentaire pour les enfants. Sa fille aînée est née avec une paralysie cérébrale. Elle doit l'emmener régulièrement à l'hôpital Triemli. Ce qu'elle dépense pour les enfants, elle l'économise chez elle: lors de notre visite, elle porte un t-shirt blanc beaucoup trop large pour elle - il date de l'époque où elle pesait 140 kilos. La dernière chose qu'elle a achetée pour elle, c'est un jogging à cinq francs du magasin Chicorée. «Mais seulement parce que j'avais encore un bon d'achat de dix francs». Pas question d'aller chez le coiffeur, ni de se maquiller.
De manière générale, elle dépend du soutien de son entourage pour beaucoup de choses: cette année par exemple, elle a pu retourner dans son pays natal, la République dominicaine, pour rendre visite à sa grand-mère malade grâce à sa meilleure amie qui a financé le voyage. Mais malheureusement, sa grand-mère est décédée pendant son voyage.
En Suisse, la pauvreté a un visage
En Suisse, la pauvreté a un visage: femme, famille monoparentale, mauvaise formation. Le taux d'aide sociale est de 3,1% dans toute la Suisse. En revanche, les jeunes mères célibataires qui vivent dans les villes dépendent à 80% de l'aide sociale.
Niels Jost de Caritas Suisse explique que la prise en charge externe est souvent trop chère pour les familles monoparentales, et que toutes n'ont pas le soutien d'amis ou de la famille. Beaucoup ne peuvent donc travailler qu'à un faible taux d'occupation. Dans le secteur des bas salaires, la situation devient vite précaire. Les réductions de primes, les prestations complémentaires ainsi que le développement de structures d'accueil abordables pour les enfants seraient essentiels pour prévenir la pauvreté.
L'inflation n'arrange rien
La situation d'Amelia s'est encore aggravée avec l'inflation. Pour la première fois, elle a dû payer 120 francs de frais d'électricité tous les trois mois. Elle ne reçoit plus aucun remboursement pour les charges. Les courses hebdomadaires - auparavant entre 60 et 70 francs- coûtent désormais près de 100 francs. La viande est encore plus rare qu'avant. Elle ne peut pas renoncer au lait, aux œufs, aux légumes et aux fruits: «Quand on a des enfants, on doit en acheter».
Ce sont surtout les prix de l'électricité qui l'inquiètent. «J'ai lu qu'ils augmentaient jusqu'à 34%. Si ça continue, on n'aura jamais assez d'argent. Et les enfants vont souffrir». Elle s'inquiète avant tout que ses enfants soient mis de côté en société à cause de leur situation. Amelia en a fait l'expérience dans son ancien travail: lorsque ses collègues allaient manger ensemble après le travail, ils n'ont jamais proposé à Amelia de venir.
Les familles monoparentales ont des difficultés sur le marché du travail
Amelia n'a pas eu beaucoup de chance dans sa vie. Elle tombe enceinte à 18 ans, se sépare rapidement du père de l'enfant et ses parents - eux-mêmes pauvres - se détournent d'elle. En raison de problèmes de santé pendant la grossesse, elle doit interrompre son apprentissage de restauratrice de système. En raison de son handicap, sa première fille demande du temps et de l'argent. Amelia Ventura n'a ni l'un, ni l'autre.
Elle tente alors de reprendre son apprentissage. Un an après la naissance de sa première fille, elle tombe à nouveau amoureuse. Tout semble aller pour le mieux, mais elle tombe à nouveau enceinte. Le deuxième père ne veut pas non plus assumer l'enfant. Peu avant l'examen final, sa deuxième fille vient au monde. Elle est en bonne santé, mais Amelia rate son diplôme. Elle travaille donc chez McDonald's, où elle est payée à l'heure. Le salaire est bas, le travail est stressant. Ce n'est pas une bonne solution pour elle en vue de ses problèmes de santé.
Vers un avenir meilleur
Aujourd'hui, ses deux enfants sont à l'école et à la garderie. Amelia travaille depuis l'automne dernier à 50% comme assistante d'éducation dans une garderie municipale. Ce travail lui plaît. Son salaire de 2'300 francs est presque deux fois plus élevé qu'avant. Tout est reversé aux services sociaux.
Avant de trouver ce travail, elle avait déjà déposé «100 candidatures». Des études le confirment: les familles monoparentales, surtout les femmes, ont des difficultés sur le marché du travail. «On pense qu'elles ne sont pas fiables, qu'elles sont souvent absentes à cause des enfants». Lorsqu'on lui a demandé, lors d'un entretien d'embauche, si elle pouvait travailler le week-end et qu'elle a répondu par la négative, elle a essuyé un refus quelques jours plus tard. A l'ORP, on lui a fait sentir qu'à sa place, elle devrait déjà être satisfaite qu'on lui trouve un travail. Amelia aspire à plus de compréhension. «On peut s'organiser, même en tant que parent isolé».
Quand les enfants seront plus grands, Amelia veut terminer sa formation, augmenter son taux d'occupation, rembourser ses dettes et être indépendante. A la fin de la visite, elle répète encore que la télévision est trop grande, pour elle aussi. Elle consomme tellement d'électricité. Puis elle se met à rire: «Quand on a l'habitude d'économiser autant, on devient aussi un peu radin».