Marco Jorio, abolir la neutralité, c'est ce que vous souhaitez?
Au contraire. Je suis un partisan de la neutralité. Il faut simplement la voir de manière réaliste et l'adapter à notre époque. Nous ne pouvons plus continuer avec la neutralité des décennies précédentes. Mais c'est pourtant ce que fait le Conseil fédéral.
Pourquoi?
Parce que le Conseil fédéral s'accroche à la Convention de La Haye de 1907 et ne s'appuie pas sur les nouvelles bases du droit international public comme la Charte de l'ONU de 1945. Il déduit même de la convention ce qui n'y figure pas: la transmission d'armes suisses par des Etats tiers.
Que règle réellement la Convention de La Haye?
En vérité, peu de choses. Elle stipule qu'un pays neutre ne doit pas laisser passer des troupes d'Etats belligérants ni les tolérer sur son territoire. Il doit s'opposer à de telles violations de la neutralité, mais la manière de le faire reste ambiguë. De plus, un Etat neutre ne doit pas autoriser la formation de troupes pour un belligérant sur son territoire et doit traiter équitablement toutes les parties en cas de restriction sur les exportations d'armes. Mais aujourd'hui, on ne peut plus traiter de la même manière les victimes et les agresseurs!
C'est là qu'intervient le manifeste. Vous souhaitez que les exportations d'armes vers l'Ukraine soient rendues possibles. La Suisse doit-elle aujourd'hui pouvoir y envoyer des chars?
Le manifeste dit seulement que la loi sur le matériel de guerre doit être adaptée. A mon avis, oui il faut exporter les armes, mais uniquement pour protéger la population civile contre la guerre terroriste. Par contre, les chars non. Mais la défense antiaérienne, oui. Nous demandons au Conseil fédéral d'évaluer la situation en matière de sécurité et de politique étrangère. Il doit déterminer dans quel cas de telles actions seront valables à l'avenir. Aujourd'hui, en interdisant totalement l'exportation d'armes, le Conseil fédéral sabote l'article 51 de la Charte de l'ONU, qui donne à l'Ukraine le droit de se défendre.
Le manifeste stipule: «En temps de paix, la Suisse se prépare avec l'OTAN et l'UE de manière à pouvoir se défendre militairement en cas d'agression, conjointement avec les Etats de droit démocratiques.» Mais nous abandonnons la neutralité!
Non! Elle «se prépare», c'est-à-dire qu'il s'agit de planification. Il ne s'agit pas d'adhérer à l'OTAN. Ce n'est justement pas ce que nous voulons.
Que voulez-vous alors?
Nous voulons que la Suisse ne soit pas prise au dépourvu si des avions de combat étrangers devaient à l'avenir survoler le pays. On peut tout planifier. Je pense même que nous devons le faire!
On ne peut pas se contenter de planifier et, lorsque les choses deviennent sérieuses, dire: «Désolé, nous ne participerons pas.»
Conclure des accords implique certaines obligations. Mais un Etat neutre doit aussi avoir la possibilité de dire non. On n'est pas obligé d'aller aussi loin que le général Guisan qui avait laissé, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Français délimiter des positions sur le plateau de Gempen près de Bâle.
A quoi doit ressembler la collaboration?
On peut se concerter sur différents points: comment coopérer si la souveraineté aérienne de la Suisse est violée? Comment pouvons-nous coordonner nos systèmes d'armement et de communication?
Avec ce manifeste, cherchez-vous à contrecarrer Christoph Blocher et son initiative?
Non, ce n'était pas le but. Nous ne faisons pas de campagne de votation: c'est trop tôt pour le faire. Nous nous adressons en premier lieu au Conseil fédéral et au Parlement. La guerre en Ukraine et l'interdiction d'exporter des armes démontrent à quel point il est crucial que la Suisse adapte à l'avenir sa neutralité.
Que pensez-vous de l'initiative de l'UDC sur la neutralité?
La neutralité elle-même est déjà ancrée dans la Constitution. La manière de la mettre en oeuvre ne devrait pas y figurer. La Suisse doit absolument rester flexible dans sa politique étrangère. L'initiative, en interdisant les embargos, ne ferait que servir les intérêts de Poutine. En plus, elle repose sur une vision dépassée de la neutralité: la neutralité seule n'a jamais suffi à sauver la Suisse.
C'est pourtant ce que beaucoup croient.
Ce n'est pas totalement faux, mais ce n'est qu'une partie de la vérité. Il y a beaucoup de mythes à ce sujet. La neutralité suisse a été entourée de mythes bien avant cela. Des historiens comme l'archiviste d'Etat zurichois Paul Schweizer ont tenté de démontrer que la neutralité faisait partie de l'ADN de la Suisse depuis 1291. En réalité, notre neutralité permanente n'a commencé qu'avec la guerre de Trente Ans, de 1618 à 1648.
Qu'est-ce qui s'est passé ensuite?
Ensuite, les autres États ont considéré la Suisse comme neutre. En 1813, la Diète fédérale à Zurich a déclaré la Suisse indépendante et neutre. En 1815, les grandes puissances ont reconnu officiellement la neutralité à Paris. Pourtant, déjà vers 1800, pendant l'occupation française, on affirmait que la neutralité avait préservé la Suisse de la guerre pendant des siècles.
Quand ce récit a-t-il été le plus important pour l'image que la population avait d'elle-même?
Pendant la Première Guerre mondiale, par exemple. Le pays était divisé: en Suisse alémanique, on était au début germanophile, en Suisse romande, on sympathisait avec les puissances de l'Entente. La neutralité était la parenthèse qui maintenait l'unité du pays.
Après la Seconde Guerre mondiale, le Conseil fédéral répétait que la neutralité avait sauvé la Suisse. Comme le fait d'ailleurs encore Christoph Blocher.
Comme nous, les Suisses, avons été traumatisés par les deux guerres mondiales pendant des générations, ce mythe est resté si fortement ancré dans les esprits qu'on ne peut presque plus l'enlever. C'est pourquoi, aujourd'hui encore, la neutralité est exaltée et glorifiée. Pourtant, elle ne constitue qu'un instrument de la politique étrangère.
Comment était-ce vraiment? Pourquoi Hitler a-t-il épargné la Suisse?
Il y a plusieurs raisons géostratégiques, qui dépendaient des phases de la guerre. La plus importante était liée à l'Italie. Les Italiens ne voulaient en aucun cas que les Allemands passent par le Gothard et encore moins Chiasso, aux portes de Milan.
Mais alors que voulaient-ils?
L'Italie voulait une zone tampon neutre dans l'espace alpin. C'est pourquoi l'Italie a longtemps protégé la petite Autriche. L'ambassadeur italien en Suisse appelait d'ailleurs les Alpes «il baluardo naturale dell Italia», le rempart naturel de l'Italie. A Berlin, ça se savait: si nous envahissons la Suisse, nous aurons des problèmes avec notre prétendue alliée, l'Italie.
Votre père est originaire du Tessin. Quelle était sa position sur la neutralité?
Ce n'était pas un sujet de discussion. Comme beaucoup de Tessinois, mon père était anti-italien. Lorsqu'il critiquait des fascistes en allemand, il parlait toujours des «Fazischten». En 1934, mon père a été témoin de la marche organisée par les fascistes tessinois à Bellinzone. Il racontait avec fierté comment les démocrates de tout le Tessin – dalle valli e dai laghi (des vallées et des lacs) – s'étaient rassemblés pour chasser les «Fazischten». Il était un adepte de l'Elvetismo tessinois. Le credo de ce dernier était: nous voulons être libres, mais suisses. Libres de l'Italie.
La neutralité profite encore aujourd'hui à la Suisse. La conférence pour la paix en Ukraine débute la semaine prochaine.
Ce n'est certainement pas une conférence pour la paix qui se tiendra au Bürgenstock. C'est une conférence sur l'Ukraine. La Russie n'est pas présente à la table. Les Russes ne veulent pas du tout faire la paix. C'est pourtant la condition préalable: les deux parties en guerre doivent vouloir la paix.
La Suisse s'est-elle surpassée?
Je ne dirais pas cela. Oui, c'est une grosse opération. Mais qu'est-ce qui pourrait nous arriver de si grave?
Dépenser énormément d'argent pour rien?
C'est une pensée très mesquine. On a déjà dépensé plus d'argent pour des choses plus stupides. Dans le pire des cas, la conférence échouera, comme beaucoup avant elle. Mais c'est une bonne chose que la Suisse tente d'initier une paix.
La Suisse est-elle si désintéressée? C'est aussi une tentative pour le pays de ne plus rester à l'écart, de regagner une popularité internationale.
La Suisse n'est pas si mal placée. 80 Etats ont accepté l'invitation. Cela montre bien que la Suisse est toujours reconnue comme un médiateur neutre pour la paix. Mais cela peut aussi être perçu comme un danger! Sinon, les Russes ne réagiraient pas de manière aussi vive et primitive. L'image de la Suisse et de sa neutralité est toujours intacte, contrairement à ce que prétendent Blocher et d'autres.
La Suisse a donc tout fait correctement
Non, pas tout à fait. Paul Seger, l'ancien ambassadeur suisse en Allemagne, a dit un jour avec justesse: on ne peut pas faire de la politique étrangère en public avec un mégaphone. De plus, le Conseil fédéral aurait dû absolument inviter officiellement les Russes. Maintenant, ils peuvent jouer les pauvres victimes qui n'ont même pas été invitées.
Vous pouvez fournir des renseignements sur de très nombreux sujets. L'ancien archiviste de la ville de Zoug a dit un jour de vous que vous étiez une encyclopédie ambulante. Exagéré ou pas?
(rires.) Je suis mobile, mais je ne suis pas une encyclopédie, j'ai simplement fait de la connaissance une priorité.
Votre travail de rédacteur en chef du Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), qui a duré des décennies, n'a-t-il pas laissé de traces?
Bien sûr que oui. J'ai certainement en tête les grandes lignes de l'histoire suisse. Mais j'ai souvent besoin d'une accroche pour me souvenir à nouveau de détails. Si je lis quelque part «Musée de la paix à Lucerne», je sais que je l'ai déjà entendu, alors beaucoup de choses me reviennent rapidement.
Depuis peu, il y a un article dans le DHS sur vous. Pourquoi ne pas l'avoir fait plus tôt?
Eh bien, je n'aurais pas inclus Marco Jorio! Les personnes vivantes n'ont pas vraiment leur place dans un dictionnaire historique. Il faut en effet pouvoir évaluer l'œuvre d'une vie.
Aujourd'hui, beaucoup vont plutôt sur Wikipedia que sur le site de la DHS. Cela vous dérange?
Non, je vais moi aussi sur Wikipedia. C'est pratique pour rechercher des faits. Mais Wikipédia ne fournit souvent pas d'informations sur des phénomènes historiques généraux en rapport avec la Suisse. L'histoire de l'industrie suisse du verre, par exemple, ne se trouve pas sur Wikipedia. Pour cela, il faut justement consulter le DHS.