L'ex-conseiller fédéral Moritz Leuenberger
«On nous a gravement menti lors de l'enquête parlementaire sur l'affaire Kopp»

L'ancien conseiller fédéral Moritz Leuenberger a dirigé la commission d'enquête parlementaire (CEP) dans l'affaire Elisabeth Kopp. Il parle de témoins récalcitrants, de lieux de réunion secrets – et dit ce qu'il attend de l'enquête sur Credit Suisse.
Publié: 19.06.2023 à 10:01 heures
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Dernière mise à jour: 19.06.2023 à 10:36 heures
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«Il a été plus difficile d'interroger quelqu'un du secteur privé», explique Moritz Leuenberger.
Photo: Philippe Rossier
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Reza Rafi

La commission d'enquête parlementaire (CEP) sur le naufrage de Credit Suisse (CS) est en place. Sa présidente est la conseillère aux Etats fribourgeoise Isabelle Chassot. En 1989, l'ancien conseiller fédéral socialiste Moritz Leuenberger a présidé une CEP qui a enquêté sur l'affaire Kopp (qui était alors accusée de violation du secret de fonction) et a ainsi révélé l'affaire des fiches, l'un des plus grands scandales suisses (lors duquel la Suisse a appris avec effroi que des centaines de milliers de citoyens avaient été mis sous surveillance). Le Zurichois se souvient encore des défis qu'il a dû relever à l'époque.

Monsieur Leuenberger, vous avez présidé la CEP sur l'affaire Kopp. Faut-il féliciter la nouvelle présidente de la CEP, Isabelle Chassot, ou plutôt lui présenter nos condoléances?
Il n'est pas question de présenter des condoléances. La présidence de la CEP est l'un des postes politiques les plus intéressants et les plus riches en possibilités d'organisation que la Suisse puisse offrir. Tout le reste est beaucoup plus rodé: en tant que conseiller d'Etat ou conseiller fédéral, on arrive dans des voies toutes tracées. Dans une CEP, on se trouve face à un champ de brouillard qu'il faut percer.

Avez-vous tout de suite su ce qu'il fallait faire dans ce brouillard?
Il a d'abord fallu désigner le secrétariat. Les Services du Parlement ont mis à notre disposition une juriste et un juriste. Ensuite, nous avons cherché deux juges d'instruction. Il est avant tout important que les membres soient d'accord sur ce qu'il faut faire, sur la voie à suivre. Notre rapport de CEP a finalement été adopté à l'unanimité – sans une seule abstention. Et ce, avec des représentants de tous les partis, de l'UDC aux Vert-e-s.

La particularité de votre commission est que vous êtes tombé sur quelque chose de totalement inattendu. Le motif était l'affaire Kopp, vous avez découvert l'affaire des fiches.
Le mandat consistait à enquêter sur un département. Les soupçons de blanchiment d'argent, de mafia de la drogue qui se serait installée dans le département de la Justice, avaient fait l'objet d'un énorme traitement médiatique.

Le passage au domaine des fiches s'est fait sans problème?
Ce n'était pas un passage à vide. Comme je l'ai dit, nous avions un mandat très large: «Les événements au Département fédéral de justice et police (DFJP)». Nous devions donc enquêter sur le département, mais il y avait aussi des limites.

Lesquelles?
Nous nous sommes heurtés à des aspects militaires, à des questions d'espionnage et de services secrets qui n'entraient pas dans le cadre de notre mandat. Il y a eu une CEP de suivi sous la direction du conseiller aux Etats PDC Carlo Schmid.

Une CEP a plus de compétences qu'une commission de gestion, par exemple. Peut-on comparer ces compétences à celles d'un ministère public?
Il s'agit en premier lieu de découvrir des faits. Dans un deuxième temps, il s'agit d'apprécier ces derniers. Mais cela n'a rien à voir avec une procédure pénale. Nous l'avons toujours souligné à l'époque. Nous devions apprécier le comportement de Mme Kopp d'un point de vue politique et moral.

Vous n'avez pas rendu de jugement.
Nous n'avons pas dit: Madame Kopp a violé un secret de fonction. Nous avons dit qu'elle avait téléphoné à son mari et surtout qu'elle avait menti à l'ensemble du Conseil fédéral et tenté de faire porter le chapeau de cette conversation téléphonique à deux de ses collaboratrices. Nous avons maintenu que cela était politiquement et moralement critiquable. En revanche, en ce qui concerne les fiches, nous avons considéré que certaines choses étaient juridiquement inadmissibles – par exemple, la collecte de données personnelles, le refus du droit d'être entendu ou la transmission de données.

A l'époque, vous avez convoqué des personnes de référence. Cela s'est-il passé sans problème?
Cela ne pose aucun problème si ce sont des fonctionnaires. Après que le Conseil fédéral les a libérés du secret de fonction, cela s'est fait en une ou deux tentatives. C'était toutefois plus difficile d'interroger quelqu'un dans le secteur de l'économie privée, nous avons parfois eu du mal. Souvent, les gens se sont défendus. Même le canton de Zurich nous a d'abord dit: c'est une affaire fédérale, cela ne nous concerne pas. Lorsque nous avons souligné ce que cela signifierait si cette position était rendue publique, les choses se sont soudain arrangées.

La CEP actuelle pourrait-elle aussi être confrontée à de tels défis?
Je ne peux pas en juger. Je ne sais pas, par exemple, comment cela se passe quand on veut interroger à New York quelqu'un qui ne sait même pas comment on prononce «CEP». Un procureur ou une police ne peut pas non plus intervenir facilement à l'étranger.

La discrétion est un autre facteur central. La gérer devrait être plus difficile aujourd'hui.
C'était aussi difficile à l'époque. Il y a les secrets commerciaux, les secrets professionnels, la sphère privée des personnes concernées. Et les médias ont un intérêt énorme à savoir ce qui se passe. C'est pourquoi nous avons dû nous organiser.

Comment l'avez-vous fait?
Lors de notre première conférence, une grappe de journalistes attendait et engageait nos membres dans des discussions. Nous avons dû tirer sur la corde.

Et qu'avez-vous fait concrètement?
Nous avons commencé à nous réunir dans des lieux secrets et changeants. Mais ce n'était pas seulement à cause des médias: nous craignions d'être mis sur écoute. Il y avait même le soupçon, non confirmé, mais plausible, que la police fédérale mettait sur écoute notre salle de réunion.

Où se réunissait-on – à l'hôtel, dans des locaux privés?
Il s'agissait de locaux publics, comme une salle d'audience ou des salles de réunion dans une université. Une autre mesure contre les indiscrétions consistait à s'exercer au dialogue avec les journalistes qui nous posaient des questions dans des situations reconstituées. Car l'obligation de garder le secret n'est pas une simple lettre. Elle garantit que la CEP puisse remplir sa mission. Les ministères publics enquêtent également sans informer.

Les personnes interrogées peuvent refuser de témoigner. Vous est-il arrivé de vous heurter à un refus?
Chez nous, le refus de fournir des informations n'était pas un problème, on a même parfois essayé de nous en transmettre. Le risque était plutôt que quelqu'un dise des contre-vérités. On nous a parfois gravement menti.

Et comment l'avez-vous découvert?
Une personne interrogée m'a avoué bien plus tard, après que tout était prescrit, qu'elle nous avait dit des mensonges. C'était un cas très grave qui n'a pas été révélé au grand jour.

Quel a été l'impact de votre CEP?
Nous avons émis de nombreuses recommandations, notamment pour la réforme du Ministère public de la Confédération. Elles ont toutes été reprises par le Parlement. Je peux très bien m'imaginer que la CEP de Credit Suisse fera également des suggestions, par exemple en ce qui concerne la surveillance des marchés financiers.

Le résultat de la CEP dans l'affaire Credit Suisse pourrait-il un jour servir de base à des revendications de droit civil?
Celles-ci existent déjà. Mais il est bien possible que l'on puisse aussi s'appuyer sur le rapport.

Vous avez obtenu la présidence en tant que représentant des socialistes. Aujourd'hui, avec Isabelle Chassot, c'est le Centre qui entre en jeu, ce que la concurrence – surtout l'UDC – critique violemment.
Chez nous, dès la première séance, on se fichait complètement de savoir qui était dans quel parti. Cette question est tellement exagérée! Si quelqu'un s'identifie à la tâche, il ne prend pas en compte les intérêts du parti.


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