C’est un chiffre tout à fait étonnant. Plus d’un million et demi de Suisses seraient en situation de handicap, selon un dernier sondage de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Pourtant, celles-ci sont encore entravées régulièrement dans leur autonomie. La faute à un trottoir qui n’est pas abaissé pour un fauteuil roulant, une rampe trop raide, un ascenseur trop petit, des panneaux d’informations pas suffisamment contrastés. Bref, même en 2022, les difficultés semblent encore bien installées dans notre paysage helvétique.
Même si la fondation Pro Infirmis, qui apporte du soutien aux personnes en situation de handicap, a récemment répertorié les lieux et installations publics accessibles en Suisse, le combat n’est pas encore terminé pour Céline Witschard, Pierre Margot-Cattin et Nathan. Tous trois vivent avec des difficultés hétérogènes. Tous trois rencontrent quotidiennement des problèmes d’accessibilité dans leur vie scolaire, professionnelle ou sociale. Pour Blick, elle et ils ont accepté de nous raconter leur quotidien, semé d’embûches et qui, selon eux, pourraient largement être amélioré.
Céline Witschard, 34 ans, la Genevoise aux mille casquettes
Ancienne journaliste, entrepreneuse ou coach pour personnes aveugles et malvoyantes? Eh bien, pour la Genevoise Céline Witschard, ce sera les trois, en même temps. Au sortir d’un isolement sanitaire d’actualité, la trentenaire passionnée de théâtre et de cinéma, dont le sourire transperce le téléphone, n’a aucune pudeur à relever les problèmes logistiques qu’elle rencontre quotidiennement. La faute à un glaucome congénital qui lui enraye la vue.
«Dans le quartier des Eaux-Vives, le nouveau bâtiment de la Comédie de Genève, qui a été inauguré l’année dernière, est passablement inaccessible aux personnes en situation de handicap», regrette Céline Witschard. Pour elle, qui n’a qu’une basse vision et doit se déplacer avec une canne blanche, les obstacles pour se rendre au théâtre public du bout du lac commencent déjà à l’extérieur de la bâtisse récente: «Sur l’Esplanade Alice-BAILLY, il y a des dalles en béton, sans joints entre elles. Il m’arrive alors de coincer ma canne dans les rainures présentes entre celles-ci.»
Heureusement, l’institution centenaire a décidé de prendre le problème à bras-le-corps en créant une commission d’accessibilité, composée de personnes directement concernées. Céline Witschard en fait partie, elle qui a fondé, en 2019, Vision Positive, entreprise qui a pour but de promouvoir et former à l’accessibilité universelle. «C’est une démarche importante, car, comme autre exemple, le bâtiment de la Comédie est complètement construit en verre. Ce paramètre m’empêche de facilement faire la différence entre une porte ou une partie vitrée de la façade», explique celle qui se définit comme une «bâtisseuse de société inclusive».
Pierre Margot-Cattin, 57 ans, le professeur associé itinérant
Il nous a donnés 15 minutes de son temps, lui qui court partout constamment. L’agenda est chargé, mais, pour lui, impossible de ne pas s’exprimer sur le sujet de l’accessibilité aux personnes âgées et en situation de handicap.
«Lui», c’est Pierre Margot-Cattin. L’ancien avocat, devenu ethnologue, puis professeur associé à la Haute École de Travail Social (HETS), en Valais, n’est pas un néophyte dans le milieu: «En Suisse, malheureusement, lorsque je souhaite me rendre quelque part, je dois me demander si c’est accessible. Dans d’autres pays, notamment en Norvège, il n’y a quasi plus besoin d’avoir ce réflexe. Tout est pensé de manière universelle.» Il estime que cela est notamment dû au fait que l’architecture scandinave, qui est essentiellement composée de bois, est davantage modulable que celle helvétique, solide et faite pour durer.
Touché par une maladie génétique, le quinquagénaire de Lavey-Morcles, dans le canton de Vaud, se déplace en fauteuil roulant. Il a pourtant fait le tour du monde. Plusieurs fois. Dans son pays, il regrette que les bâtiments inaccessibles le limitent dans ses choix. «J’aime la bonne viande et je souhaite promouvoir le commerce local, assure Pierre Margot-Cattin. Pourtant, la boucherie de mon village est inaccessible. Ce qui m’oblige à m’orienter vers les grandes surfaces, d’ordinaire plus adaptées pour mon fauteuil roulant. Mais cela répond un peu moins à mes valeurs.» Il observe cependant que, depuis quelques années, l’accessibilité des lieux publics, en Suisse, s’est nettement améliorée. Et, comme tout n’est pas encore optimal, il espère que cela continue.
Nathan, 17 ans, le rap pour communiquer
C’est depuis Prilly que Nathan se fait entendre. Le Zoom est enclenché, le garçon, timide et réservé. Son handicap? La leucomalacie. Un handicap de naissance, qui touche, comme le Prilléran, majoritairement des enfants nés prématurés. «J’ai un handicap mental, lance soudain Nathan, prosaïquement. J’ai de la peine à me repérer dans le temps, à rester concentré longtemps et à comprendre une consigne.» Ainsi, quand l’ado, qui est un grand fan de rap, se rend chez ses potes de quartier pour débiter son flow, le déplacement en transports publics est difficile.
Pour lui, comprendre une information dans un vocabulaire officiel est impossible. «Pour lire, j’ai besoin que les infos soient courtes et un peu simples. Par exemple, avec le Covid, c’est difficile de comprendre les nouvelles règles.» Même si pour nous aussi, Nathan espère avant tout un langage simplifié dans les supports d’informations et les signalétiques.
Selon la fondation Pro Infirmis, depuis 2014, la Confédération y est tenue, puisqu’elle a ratifié la Convention de l’ONU des droits des personnes handicapées. Ce que le jeune Vaudois demande c’est: l’utilisation de mots communs, d’usage, faciles à comprendre; l’utilisation des chiffres graphiques (1, 2, 3…) plutôt que littéraux (un, deux, trois…); des phrases courtes, pour ne pas perdre l’idée première du propos, et, enfin, des exemples concrets du quotidien pour comprendre une consigne. «Si on arrive à faire tout ça, déjà, j’arriverais peut-être à devenir rappeur comme Soso Maness», se réjouit-il déjà.