Les cloches de la discorde
Un paysan de Lyss (BE) ira jusqu'au bout pour défendre ses vaches

Depuis son arrivée à Lyss (BE), en 2020, un riverain tente de faire interdire les cloches d'un agriculteur voisin. Pour défendre «tradition, fierté et identité», celui-ci se défend. Un conflit emblématique de tensions qui se multiplient en Suisse. Reportage.
Publié: 23.10.2022 à 21:01 heures
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Dernière mise à jour: 23.10.2022 à 21:15 heures
Ueli Spring défend corps et âme les cloches de ses vaches. «Une question de fierté», explique l'agriculteur de Lyss (BE).
Photo: Thomas Meier
Rebecca Wyss

Voilà un bon moment qu'elle est allongée dans le pré. La ruminante mâche tranquillement une touffe d'herbe, dans un rythme presque métronomique. Selma a beau être enceinte jusqu'au cou, elle ne se laisse pas stresser. Sa seule mission: attendre.

Pourtant, Selma est une vache à problème, bien malgré elle. Son tort? Avoir une cloche attachée à son cou. Dès qu'elle bouge la tête, elle empoisonne la vie d'un riverain.

Les vaches d'Ueli Spring sont loin de s'imaginer qu'elles ont un féroce ennemi.
Photo: Thomas Meier

L'homme ne veut pas parler. Ni à Blick, ni à Selma, d'ailleurs. Pourtant, il peut être très vociférant, assure le paysan Ueli Spring. Le Bernois est le propriétaire de Selma. «Il fallait bien que quelqu'un porte le chapeau pour sa colère. C'est tombé sur moi...»

Il veut profiter de sa retraite

Les cloches des vaches d'Ueli Spring sont au centre d'un litige qui occupe la commune de Lyss (BE) depuis 2020 et qui est remonté jusqu'au canton de Berne. D'un côté, il y a cet agriculteur de 57 ans, dont la famille élève depuis plusieurs générations des vaches, des poules et autres animaux. La ferme existe depuis 1832.

Le problème, c'est qu'en 1832, il n'y avait pas ce voisin qui vient d'arriver dans un lotissement sorti de terre tout près de la ferme. Et ce nouveau venu, un Suisse à la retraite, n'a qu'une seule envie: profiter de ses vieux jours dans la quiétude de Lyss.

Nous sommes un jour d'octobre, et le soleil tape devant la ferme située à l'intersection de la route des Alpes et du chemin de la Jungfrau. Ueli Spring est assis à la table de la cuisine. Une soupe aux légumes bouillonne dans la casserole. Sur la table, des bocaux de gelée de coins, que le Bernois a confectionnés la veille. À côté, un tapis de jass, des cartes et une ardoise. Les scores à la craie sont encore témoins des récentes parties acharnées.

Dans sa cuisine, Ueli Spring raconte ô combien mener ce combat est éprouvant, en plus de son travail.
Photo: Thomas Meier

Le paysan du Seeland ne veut pas se laisser désemparer par le litige qui l'oppose à son voisin. «Le son des vaches est parmi les plus beaux qui soient», s'enthousiasme Ueli Spring. Jamais l'agriculteur n'avait eu le moindre souci à cause de son bétail. Jusqu'à quatre ans, son «orchestre» était composé de quinze bêtes.

Toutes portaient des «Treicheln», ces cloches particulières qui ont fait beaucoup parler d'elles pendant la pandémie, au cou des fameux «Freiheitstrychler», ces sonneurs de cloches de la liberté. Ueli Spring est loin de tout cela. C'est un pacifiste, qui aime le dialogue. Il a voulu coopérer: les animaux ne porteront plus qu'une petite cloche. C'est son compromis — il a tout abandonné, sauf cette sonnaille. L'enjeu, pour Ueli, est de taille. Une question de tradition. De fierté. D'identité.

Deux ans de procédure administrative

C'est lui qui, en 1995, a repris la ferme de son père pour en faire ce qu'elle est aujourd'hui. Il l'a développée, s'est associé avec un partenaire commercial pour acquérir une installation avec 60 têtes de bétail à l'autre bout de la ville. L'exploitation laitière. Ici, à la ferme, il n'a plus qu'une poignée de veaux, deux chats, 25 poules, dix poussins fraîchement éclos et deux coqs qui ne cessent de se chercher des noises, assurant également un certain lot de décibels.

Le domaine de la famille Spring ne plaît pas à tous les riverains.
Photo: Thomas Meier

Ueli Spring fait partie des meubles, à Lyss. Il est enraciné dans sa commune, a fait de la politique pour Le Centre, approvisionnait autrefois les ménages en lait avec son «Milchexpress». Mais tout a changé avec l'installation de ce nouveau voisin. Voici deux ans, il a commencé à arroser les autorités de lettres de réclamation. Pas question d'entendre des cloches tinter la nuit. Le début d'un immense conflit administratif.

La commune a d'abord tenté une médiation. Elle a rencontré Ueli Spring, puis le voisin vociférant. Il a été convenu que l'agriculteur ne laisserait plus paître ses quelques vaches à proximité de la chambre à coucher du retraité. Mais cela s'est avéré difficile: c'est là que se trouve l'abreuvoir. Et les vaches doivent bien boire.

Le conflit s'est escaladé. En 2021, l'homme a déposé une demande officielle auprès de la commune. Problème: celle-ci a estimé ne pas être compétente en la matière. Pas de quoi décourager le protestataire, qui s'est tourné vers le canton. Les autorités bernoises ont... chargé la commune de décider. Lyss doit mesurer le volume sonore et établir si cette nuisance est acceptable pour le voisinage.

Des conflits dans tout le pays

Cette histoire n'est pas du tout un cas particulier. Dans toute la Suisse, les conflits de voisinage se multiplient à mesure que de nouveaux habitants débarquent à la campagne. Bruits d'édifices religieux, odeurs d'étables, tintements du bétail: tout ce qui ne peut être résolu à grand renfort de haies de séparation est susceptible de provoquer des guerres de voisinage.

En 2014, Nancy Holten, habitante du village argovien de Gipf-Oberfrick, s'est fait connaître loin à la ronde. La double nationale Néerlando-Suisse est partie en croisade contre les cloches dans sa commune, qu'elles soient sur les églises ou au cou du bétail.

L'année suivante, c'est dans la bien-nommée commune Wald («Forêt», en allemand), dans le canton de Zurich, que les autorités ont défrayé la chronique en interdisant tout bruit de cloches de vaches la nuit.

Trois ans plus tard, en 2018, c'est même la plus haute juridiction du pays, le Tribunal fédéral, qui a été amené à se prononcer dans un cas similaire dans le canton de Lucerne. Verdict: les nuisances ne sont pas assez importantes pour être vraiment gênantes pour les habitants.

Les cochons étaient trop odorants

En 2020, c'est toujours à Lucerne, ou plutôt à Meggen (qui borde le chef-lieu cantonal), qu'une famille de paysans a dû abandonner, en larmes, tous ses cochons. Parce qu'un nouvel arrivant trouvait que l'odeur n'était pas supportable.

L'an dernier, la commune de Berikon (AG) a interdit aux vaches d'un agriculteur de faire du bruit la nuit. Ueli Spring pourrait faire les frais de ce jugement, s'il venait à faire jurisprudence.

L'habitant de Lyss, lui, ne veut qu'une chose: que ses animaux se portent bien. Son domaine est un paradis pour ses compagnons, quel que soit leur nombre de pattes. Le paysan a accroché des nichoirs à oiseaux dans les arbres pour les mésanges et les rouges-queues. Il sourit lorsque ses chats grimpent les escaliers en bois à toute vitesse à destination de la pièce qu'il a spécialement aménagée.

Pas seulement une question de principe

Si la cloche autour du cou de ses vaches est une affaire de fierté, il y a aussi un côté pratique: les localiser. Récemment, l'agriculteur a vécu un petit drame lorsque l'une de ses génisses est partie sans crier gare. Il a fallu deux heures à Ueli Spring pour la retrouver. «J'étais trempe jusque là, montre l'agriculteur en pointant vers sa hanche. J'ai pris froid à cause de cette histoire.»

Tout enlever, sauf une sonnaille: le compromis proposé par Ueli Spring.
Photo: Thomas Meier

Pour le Bernois, c'est certain: si sa vache avait eu une cloche, il aurait été bien plus facile de la retrouver. Et, avec l'automne qui guette, le brouillard va bientôt compliquer la localisation de ses animaux. «Aucune chance de les retrouver s'ils fuient. Tout peut arriver», avertit l'agriculteur.

Depuis le départ de sa mère en maison de retraite, l'an passé, Ueli Spring se retrouve seul à gérer son exploitation. La vieille dame de 92 ans lui permettait de partager ses soucis du quotidien. Heureusement, le Seelandais peut compter sur un voisinage acquis à sa cause.

Frau Flühmann à la rescousse

C'est le cas par exemple de Katrin Flühmann. La femme de 75 ans habite un joli appartement en attique juste à côté de la ferme d'Ueli Spring. Son lit se trouve à quelques mètres seulement de là où les vaches dorment. Et c'est loin d'être une nuisance: lorsqu'elle sort le soir avec Lagotto, un chien truffier aux poils frisés, «les vaches s'approchent de nous pour nous souhaiter bonne nuit», assure la septuagénaire. Elle ne comprend absolument pas comment le voisin irascible peut être aussi sensible à cette problématique qui n'en est pas une.

Comme Ueli Spring, Katrin Flühmann est une institution, à Lyss. Elle y était enseignante, son mari était directeur de l'usine de biscuits d'Arni, avant que celle-ci ne soit rachetée par le géant Kambly. Des générations d'enfants lyssois ont travaillé sur la chaîne de production d'Arni pour se faire un peu d'argent de poche.

Katrin Fühmann est une personnalité bien connue à Lyss.
Photo: Thomas Meier

Avec son foulard en soie et ses boucles d'oreilles en or, l'élégante retraitée s'installe à la table d'Ueli Spring. «Dans la chorale de l'église, chez le dentiste et partout ailleurs, on ne parle plus que de ces cloches de vache, raconte Katrin Flühmann. Et l'avis général est clair: tout le monde veut garder les cloches dans le village.»

La septuagénaire ne comprend pas comment le voisin peut mettre autant d'énergie dans ce combat. Elle a tenté d'amorcer le dialogue en allant à sa rencontre, mais celui-ci n'était pas là lorsqu'elle a sonné chez lui. Mais elle a sa théorie: «Certaines personnes partent à la campagne et importent avec eux un lot de problèmes.»

La Bernoise habitait elle-même ailleurs avec son mari avant d'arriver dans le quartier. Et ils ont trouvé ce qu'ils cherchaient à Lyss: la paix. Lorsqu'elle lit sur son balcon et que le bruit des cloches de vaches monte jusqu'à ses oreilles, Katrin Flühmann se croit en vacances tout en étant à la maison. «Wenn es nicht glöggelet, dann tötelets», rigole-t-elle. Ce que l'on pourrait traduire par: «Lorsque [les cloches] ne sonnent pas, tout se meurt.»

Le voisin agacé ne veut pas parler aux médias, mais ses états d'âme se retrouvent dans les documents administratifs: il n'a cure du «sentimentalisme» qui entoure la tradition des cloches de vaches. Sa colère est profonde. Comme d'autres avant lui ayant quitté la ville pour la campagne, il rêvait visiblement d'une idylle absolue avec la nature, le bourdonnement des abeilles et les prairies fleuries. À la place, il serait réveillé dès l'aube parce que le fermier se lève pour passer le tracteur. Et puis, il y a le cri du coq et l'aboiement des chiens du village.

Le soutien de Katrin Fühmann est bienvenu.
Photo: Thomas Meier

Les cloches, un bien culturel?

Et voilà aussitôt envolés les rêves de retraite paisible. Un mot revient souvent aujourd'hui: les «émissions». On ne parle pas de CO₂ mais de pollution sonore. Et le débat fait rage tant en Suisse qu'à l'étranger. Bien-être individuel contre patrimoine culturel.

La France a ouvert la voie en 2019. Un tribunal a acquitté... un coq du délit de «cocorico» trop matinal. Les communes peuvent désormais dresser un inventaire des odeurs et des bruits qui méritent d'être préservés parce qu'ils sont porteurs d'identité — comme l'emblème national qu'est le coq. En Allemagne, le Land de Bavière a entrepris des travaux pour une législation similaire.

Que ce soit dans le sud de l'Allemagne ou dans le Seeland bernois, la situation est partout la même: la ville envahit la campagne. Des villages se transforment en petite ville d'importance régionale. Lyss en est l'exemple-type: le village situé entre Berne et Bienne a vu sa population doubler au cours des vingt dernières années, dépassant les 16'000 habitants aujourd'hui.

Beaucoup de ces nouveaux venus ont été attirés par la possibilité d'avoir une maison individuelle. La ferme des Spring est cernée par ces parcelles qui grignotent les champs à vitesse grand V. La fin de la croissance n'est pas en vue: deux immeubles vont bientôt sortir de terre, ce qui va mettre encore un peu plus de pression sur le bétail de l'agriculteur seelandais.

Plutôt agricole, le village de Lyss est devenu une vraie cité résidentielle. Avec les problèmes que cela engendre.
Photo: Thomas Meier

Et les cloches d'Ueli Spring, dans tout ça? Des experts viendront prochainement chez lui pour effectuer des mesures. L'employé communal Rolf Christen avertit d'emblée: «Si des valeurs limites de bruit sont dépassées, alors nous agirons. Il n'y a pas de zone grise.» Selma devra peut-être abandonner sa cloche. Pour la nuit, voire toute la journée. Ueli Spring, lui, continue d'espérer. «Je dois continuer.»

Le bien-être animal en question

De manière intéressante, Nancy Holden, de Gipf-Oberfrick, avait utilisé un autre argument que les nuisances sonores en 2014, lorsqu'elle avait amené cette thématique dans le débat public. Pour l'Argovienne, il s'agissait d'un problème pour les animaux. «Qu'est-ce que les cloches provoquent pour les vaches?», demandait-elle.

Une étude de l'EPFZ a fourni des indices. «Le port d'une cloche influence le comportement et la fréquence cardiaque des vaches dans les pâturages», avaient découvert les scientifiques. Pendant trois jours où les bovins ont été munis de cloches de 5,5 kilos, les chercheurs ont observé que les animaux ruminaient moins longtemps, mangeaient moins longtemps et restaient moins longtemps dans l'herbe que lorsqu'ils avaient le cou «libre».

Les cloches n'ont, en revanche, aucune influence sur la fréquence cardiaque. Les animaux s'y habituent, soupçonnent les auteurs des recherches. Et, même s'il est nuisible que les vaches dorment ou mangent moins longtemps, il est impossible de déterminer si cela est dû au poids ou au son des cloches — ni si les vaches s'y habituent par la suite. L'association des agriculteurs avait, pour sa part, rétorqué que les cloches au cou des vaches sont bien plus légères que celles utilisées par les scientifiques de l'EPFZ.

Une chose est sûre: les cloches des vaches d'Ueli Spring n'ont pas fini de faire du bruit. Du moins jusqu'à ce que les mesures soient terminées.

Avec leurs cloches, les vaches font la fierté de la famille Spring depuis 1832.
Photo: Thomas Meier
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