Les bailleurs en profitent
Les locataires paient en moyenne 200 francs de trop chaque mois

Les revenus de l'immobilier sont nettement plus élevés que ce qu'ils devraient être, selon le droit de bail. Depuis 2006, 78 milliards de francs ont ainsi été perçus à tort, comme le montre une nouvelle étude.
Publié: 01.03.2022 à 06:02 heures
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Dernière mise à jour: 01.03.2022 à 07:07 heures
«Les locataires ont payé au total 78 milliards de francs de loyer de plus que ce qui est indiqué selon le loyer théorique.» Pour chaque logement, cela correspondrait à une somme moyenne de 200 francs par mois.
Photo: Philippe Rossier
Thomas Schlittler

Le terrain est un bien limité. Le marché immobilier n’est donc pas un marché comme les autres. D’une part, l’offre ne peut pas s’accroître à volonté, d’autre part, la demande subsiste même lorsque le choix est en fait peu attractif. Tout le monde a besoin d’un toit.

La Constitution fédérale suisse tient compte de cette particularité à plusieurs endroits. L’article 41 stipule que «la Confédération et les cantons s’engagent […] à ce que les personnes en quête d’un logement puissent trouver, pour elles-mêmes et leur famille, un logement approprié à des conditions supportables.» L’article 109 exige en outre que la Confédération édicte des prescriptions «contre les loyers abusifs».

Selon le code des obligations, est considéré comme «abusif» le fait de tirer un «rendement excessif» du bien loué. Le Tribunal fédéral a défini ce qu’est un «rendement excessif» dans un arrêt de 2020: le rendement net ne doit pas dépasser de plus de 2% le taux d’intérêt de référence. Pour un taux d’intérêt actuel de 1,25%, le rendement net maximal autorisé pour les propriétaires immobiliers est donc de 3,25%.

En bref, les bailleurs ne peuvent pas demander ce qu’ils veulent pour leurs logements, même s’ils trouvent une personne prête à payer.

Les bailleurs dépouillent les locataires

Voilà pour la théorie. La pratique est différente, comme le montre une enquête du Bureau d’études de politique du travail et de politique sociale (BASS). L’étude, non publiée à ce jour et dont Blick a eu connaissance, conclut que les loyers en Suisse ont augmenté entre 2006 et 2021, bien plus que ce à quoi on aurait pu s’attendre sur la base de l’évolution des principaux facteurs de coûts (évolution des taux hypothécaires, inflation et frais d’entretien).

Concrètement, l’étude indique: «Une observation sur l’ensemble de la période de seize ans montre que les locataires ont payé au total 78 milliards de francs de loyer de plus que ce qui est indiqué selon le loyer théorique.» Pour chaque logement, cela correspondrait à une somme moyenne de 200 francs par mois des locataires vers les bailleurs. «Rien que pour l’année 2021, la redistribution estimée pour l’ensemble de la Suisse s’élève à 10,4 milliards de francs», poursuivent les auteurs de l’étude.

L’étude a été commandée par l’Association suisse des locataires (Asloca). La secrétaire générale de cette dernière, Natalie Imboden, voit son point de vue confirmé par les résultats: «L’enquête prouve ce que nous disons depuis des années: les loyers en Suisse sont abusivement élevés dans de nombreux cas.» Selon elle, la politique doit donc veiller à ce que le droit de bail soit enfin respecté par les propriétaires immobiliers.

Majorations justifiées selon les propriétaires fonciers

Markus Meier, directeur de la Société suisse des propriétaires fonciers, voit les choses différemment. Il qualifie l’étude du BASS d'«expertise partisane» et critique le fait que l’étude néglige des facteurs centraux du droit de bail en vigueur, tels que les investissements entraînant une plus-value ou les améliorations énergétiques, par exemple: «Ces coûts pèsent très lourd dans la balance, et les plus-values créées par ces investissements justifient des majorations de loyer conformément au droit de bail.»

En outre, la Société suisse des propriétaires fonciers souligne que, selon la volonté du législateur, le marché n’est pas complètement remis à zéro lors de la mise en location de nouveaux logements. Markus Meier ajoute: «Les loyers initiaux ne dépendent pas de l’évolution des coûts dans le passé, mais sont redéfinis par les parties. Le rendement ou la comparaison avec les loyers usuels de la localité et du quartier sont déterminants pour la révision.»

Comme l’indice des loyers auquel se réfère l’étude prend également en compte les nouveaux contrats de location, il n’est pas pertinent d’établir une comparaison avec les principes d’adaptation des loyers prescrits par le droit de bail, selon lui.

L’Asloca se défend de toute tentative de remise en question du sérieux de l’étude. «Le taux de rénovation s’élève à 1% par an, et ces rénovations sont également représentées dans l’indice des loyers en fonction de leur part», constate Natalie Imboden.

Un soutien surprenant

L’association des locataires a reçu de l’aide d’une source inattendue: la troisième plus grande banque du pays. Martin Neff, économiste en chef du groupe Raiffeisen, déclare à propos des 78 milliards de francs en faveur des bailleurs: «C’est probablement plutôt la limite supérieure, mais en principe, les calculs des auteurs de l’étude sont compréhensibles et plausibles.» Raiffeisen arriverait à des résultats similaires. Pour Martin Neff, il ne fait aucun doute que la baisse des coûts d’intérêt n’est pas suffisamment retransmise aux locataires par les bailleurs. «En Suisse, les locataires paient chaque année des milliards de trop», assène-t-il.

L’économiste n’est toutefois pas d’accord avec l’association des locataires sur les conclusions à tirer de ce constat. Il est d’avis que les locataires sont en grande partie responsables de leur sort: «Ils auraient les moyens juridiques de contester les loyers excessifs. Mais la plupart ne le font pas.» Il n’est donc pas nécessaire de renforcer le droit de bail, à ses yeux.

«Il faut un système de contrôle efficace»

L’Asloca prend logiquement la défense des locataires. «L’inégalité structurelle de pouvoir entre le côté des bailleurs et celui des locataires fait que ces derniers ne font pas valoir leurs droits», déclare Natalie Imboden. Selon des sondages, quatre locataires sur dix ne font pas valoir leur droit à une baisse de loyer en cas de diminution du taux d’intérêt de référence, car ils craignent que les relations avec les bailleurs ne se détériorent. Pour la secrétaire générale de l'Asloca, il est donc clair qu'«il faut un système de contrôle efficace qui responsabilise les bailleurs.»

Des interventions en ce sens ont été lancées dans la capitale fédérale. La conseillère nationale PS Jacqueline Badran et le conseiller aux États Carlo Sommaruga ont déposé des initiatives parlementaires de même teneur, qui demandent «l’obligation de révision périodique du rendement des revenus locatifs pour les immeubles d’habitation». La résistance est toutefois inévitable. Les locataires risquent même d’être confrontés à d’autres problèmes. Plusieurs interventions veulent en effet affaiblir la protection des locataires.

(Adaptation par Lliana Doudot)

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