L'Écosse en débat, la Suisse est empruntée
Peut-on incarcérer les femmes transgenres avec les femmes?

Prison pour homme ou femme? La loi suisse n'indique pas où placer les personnes transgenres. Cette décision sensible peut pourtant avoir des répercussions considérables pour la personne, voire ses codétenu(e)s, comme l'a montré un cas écossais fin janvier.
Publié: 09.02.2023 à 16:28 heures
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Dernière mise à jour: 09.02.2023 à 17:28 heures
Pour Jean-Sébastien Blanc, du CSCSP, «le principe d'autodétermination du genre est central. Une analyse au cas par cas avec la personne concernée impliquée reste essentielle.»
Photo: Shutterstock
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Nora FotiJournaliste Blick

L'affaire prend une telle envergure qu’elle traverse les frontières. L'Écossaise Isla Bryson, une femme transgenre de 31 ans, a été reconnue coupable le 24 janvier dernier du viol de deux femmes. Des agressions sexuelles perpétrées en 2016 et en 2019, alors que son autrice était encore un auteur: un homme aux yeux de la justice du pays du nord du Royaume-Uni.

D'où ce casse-tête: violeuse de femmes, Isla Bryson allait être placée dans une prison… pour femmes. Outre-Manche, les vives réactions ne se sont pas fait attendre.

Au-delà du dilemme entre le respect de l’autodétermination du genre et la sécurité des codétenu(e)s, ce cas particulier (et exceptionnel) écossais soulève des questions encore peu abordées, y compris en Suisse. Sur quels critères les administrations pénitentiaires devraient-elles décider du placement des personnes transgenres?

Comment protéger au mieux les personnes transgenres, particulièrement vulnérables en milieu carcéral, tout en assurant aussi la sécurité de leurs voisins ou voisines de cellules? Ces questions venues d'Écosse, Blick les a posées en Suisse — et les milieux carcéraux helvétiques sont tout aussi empruntés que leurs homologues du Nord.

Dans un flou (quasi) total

Ce malaise a au moins deux origines. La première? Il n’existe pas de loi au niveau fédéral régissant l’affectation des personnes transgenres en milieu carcéral. La responsabilité en revient donc aux 26 cantons… et leurs 26 modes de fonctionnement propres. En somme: chacun fait comme il l’entend. Et pour l’affectation des personnes transgenres, cela peut parfois se jouer au petit bonheur la chance.

La seconde raison qui complique l'action des administrations à cet égard est liée à un manque cruel de statistiques répertoriant le genre des personnes détenues dans les prisons suisses. Difficile alors de prendre conscience de l’ampleur du phénomène ainsi que d’y proposer des solutions concrètes.

Alors oui, protéger les personnes vulnérables dans les prisons suisses, en particulier les personnes transgenres, est une mission compliquée... mais peut-être pas impossible. C’est en tout cas l’un des objectifs du Centre suisse de compétences en matière d’exécution des sanctions pénales (CSCSP).

Les personnes transgenres n'ont pas le «la» final

Malgré l’absence de statistiques et les différences intercantonales, celui-ci a tenté de mieux comprendre les conditions de ces détenus transgenres. Et le résultat est plutôt inquiétant: «Entre 2020 et 2021, au moment où nous avons réalisé l’étude, la grande majorité des administrations indiquait se baser sur des critères anatomiques ou le genre inscrit à l’état civil pour choisir dans quel établissement placer la personne détenue, révèle ainsi Jean-Sébastien Blanc, collaborateur scientifique au CSCSP. Seule une petite minorité indiquait prendre en compte le principe d’autodétermination du genre.»

Autrement dit: une personne transgenre qui n'aurait pas fait d'opération de changement de sexe ou de démarche à l'état civil aurait de grandes chances de se retrouver dans une prison inappropriée. Une situation qui n'a pas encore beaucoup évolué depuis.

Pour remédier à cela, le CSCSP a produit un rapport ainsi que des recommandations sur la prise en charge des personnes LGBTIQ+. Contactées par Blick à ce sujet, la plupart des administrations romandes (à Genève, sur Vaud, dans le Jura et à Neuchâtel) nous ont d'ailleurs renvoyés vers le document cadre en question, sans donner davantage d'informations sur les conditions des personnes transgenres incarcérées – probablement faute de statistiques. Ces recommandations non contraignantes (une quinzaine de principes destinés à favoriser la sécurité et le bien-être des LGBTIQ+) sont-elles pour autant appliquées? Oui et non. Les cantons se mettent en route, doucement.

Des changements, petit à petit

«Nous étudions comment décliner et mettre en œuvre ces recommandations dans nos établissements, ce qui aboutira à une directive, actuellement en cours de préparation, écrit ainsi à Blick Laurent Forestier, porte-parole de l'Office cantonal de la détention à Genève. Des formations initiale et continue sont également prévues pour notre personnel.» Tout en précisant que les cas concernés restent toutefois «très rares».

Dans le Jura, on tente aussi d'appliquer ces mesures non contraignantes. «Il faut en premier lieu considérer la personne et prendre en compte son avis pour un placement adéquat», estime Bluette Jolidon, du Secrétariat prison du canton.

La décision finale revient néanmoins aux établissements, au cas par cas. «Des aménagements dans les ouvertures des cellules, les accès aux douches ou à la promenade peuvent être envisagés pour une partie, voire la totalité de l’emprisonnement. De plus, un suivi spécifique par les médecins de l’établissement est garanti», poursuit-elle.

Le spectre de l'isolement

Mais il ne faudrait pas non plus risquer d'isoler les personnes concernées. «Une femme transgenre, en particulier si elle n’est pas opérée, peut être placée à l’isolement pour assurer sa protection, souligne encore Jean-Sébastien Blanc. Ce qui peut avoir un impact délétère sur sa santé somatique et psychique.» En effet, la mise à l'écart peut durer plusieurs mois, alors qu'elle est déjà déconseillée au-delà de deux semaines.

Une solution pourrait être à l'image d'un projet en cours à la prison de Sion, en Valais. Si aucune personne transgenre n'a été détenue au sein des établissements pénitentiaires valaisans ces dix dernières années, l'administration cantonale est en train de mettre en place une nouvelle aile dans l'établissement sédunois. «Celle-ci permettra d’accueillir notamment des personnes transgenres, commente Georges Seewer, du Service de l'application des peines et mesures. Ces personnes seront détenues dans une cellule individuelle et pourront bénéficier d’une prise en charge adaptée, avec, entre autres, la possibilité d’effectuer les promenades seules, ceci afin d’éviter toute pression de la part d’autres personnes détenues.»

Point de situation en 2024

Le fait que l'identité de genre ne soit pas encore reconnue par le personnel de certains établissements suisses est une problématique qui se répercute également sur les produits de soin fournis par l'établissement privatif de liberté: les vêtements ou le maquillage, particulièrement genrés, peuvent jouer sur le bien-être des détenus et détenues.

En ce qui concerne les protections hygiéniques, celles-ci connaissent déjà une pénurie pour les femmes cisgenres – dont le sexe assigné à la naissance est identique à leur identité de genre – détenues dans les prisons suisses. Ce qui complique encore davantage leur accès dans des prisons masculines, par exemple pour les cas particuliers d'hommes transgenres qui auraient encore des menstruations.

Pour Jean-Sébastien Blanc, du CSCSP, tout un travail de sensibilisation et d'accueil est encore à améliorer. «Le principe d'autodétermination est central. Une analyse au cas par cas impliquant la personne concernée impliquée reste essentielle.» Le CSCSP fera un point de situation auprès des établissements privatifs de liberté en 2024.


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