Les villes et les régions à proximité de la frontière chantent toutes la même complainte: de Genève au Tessin, de la Thurgovie à Bâle en passant par Schaffhouse, les autorités locales se plaignent du tourisme d’achat qui mine les économies locales. Selon l’Union suisse des arts et métiers et la Swiss Retail Association, celui-ci fait perdre entre neuf et onze milliards de chiffre d’affaires à l’économie suisse chaque année. Les deux associations ont d’ailleurs lancé une campagne d’incitation à acheter local.
Voilà pourquoi la déclaration d’un économiste suisse de renom fait polémique et a de quoi enrager les détaillants suisses: «les touristes d’achat sont des héros.»
L’auteur de la phrase choc? Il s’agit de Reiner Eichenberger, professeur à l’Université de Fribourg, où il fait des recherches et enseigne la théorie de la politique financière et économique. Dans une opinion publiée par le journal économique «Handelszeitung», il étaye son argument: «le tourisme d’achat est une forme de libre-échange. Cela agace les détaillants suisses, c’est certain. Mais elle profite à l’économie suisse dans son ensemble.»
Le tourisme d’achat ferait baisser le taux de change du franc
L’économiste se base sur quatre arguments:
- Les consommateurs économisent de l’argent lorsqu’ils font leurs achats moins chers à l’étranger. Ils peuvent alors dépenser cet argent en Suisse.
- Le tourisme d’achat fait baisser le taux de change du franc suisse, ce qui renforce l’économie d’exportation suisse.
- Le tourisme d’achat fait baisser le coût de la vie en Suisse et augmente donc la valeur réelle des salaires.
- Les touristes d’achat font pression sur les producteurs et les détaillants pour qu’ils baissent les prix en Suisse.
Convaincu? Vous risquez fort d’être isolé dans le paysage médiatique suisse, tant les arguments de Reiner Eichenberger détonnent avec l’opinion de la majorité. Le consensus en Suisse est que le tourisme d’achat nuit à l’économie locale, au point que le mois dernier encore, le Conseil des États a adopté plusieurs propositions visant à mettre un terme à celui-ci. Il s’agirait par exemple de supprimer l’exemption de la TVA pour les achats de moins de 300 francs.
Alors comment comprendre les déclarations de Reiner Eichenberger? A-t-il raison là où tout le monde se trompe?
Une experte démonte ses arguments
Blick a soumis les déclarations de l’économiste à Tiziana Hunziker, experte en commerce de détail au Credit Suisse, qui dit sans ambages ne pas partager le point de vue de Reiner Eichenberger. «Nous estimons que le tourisme d’achat s’élève à environ huit milliards de francs pour une année normale».
Credit Suisse évalue la différence de prix entre la Suisse et l’étranger à environ 50%. En d’autres termes: Les gens qui font leur achat à l’étranger économisent quatre milliards de francs par an.
L’argent économisé n’est pas forcément réinjecté dans l’économie suisse
Selon la logique de Reiner Eichenberger, cet argent est alors disponible aux consommateurs pour qu’il le dépense en Suisse. «Mais ces économies peuvent également être épargnées – ou être dépensées à l’étranger malgré tout», rétorque Tiziana Hunziker. En effet, «les gens qui vont faire leurs courses à Constance ou à Lörrach y passent souvent la journée entière, ils mangent quelque chose, font le plein de leur voiture…» autant de dépenses qui échappent aux statistiques sur le tourisme d’achat.
L’argent économisé peut également être dépensé en ligne (et va donc la plupart du temps à des entreprises étrangères) ou alors servir à payer les prochaines vacances – à l’étranger.
D’ailleurs, quand bien même les économies réalisées grâce au tourisme d’achat revenaient intégralement dans l’économie suisse: «quatre milliards, c’est une fraction de la consommation privée totale, cela représente un pour cent tout au plus», explique Tiziana Hunziker. Elle considère qu’il est peu probable que ces dépenses supplémentaires aient un impact mesurable sur l’économie suisse dans son ensemble.
L’impact sur le franc est faible
L’experte du Crédit Suisse estime également que l’influence du tourisme d’achat sur le taux de change du franc est faible. «Théoriquement, l’argument est correct. Mais les phénomènes mondiaux jouent un rôle beaucoup plus important. Par exemple, en temps de crise, les investisseurs misent sur des «monnaies refuge» comme le franc suisse.»
Des baisses de prix sont possibles
Enfin, reste l’argument de Reiner Eichenberger selon lequel le tourisme d’achat entraîne une baisse des prix dans les magasins suisses. Tiziana Hunziker se réfère aux statistiques de ces dernières années: «les prix dans le secteur alimentaire ont eu tendance à évoluer latéralement ces dernières années. On ne voit donc pas d’effet dans ce domaine.» En revanche, dans le secteur non alimentaire, notamment dans le secteur des produits électroniques, on a effectivement constaté une baisse des prix. «Mais cela a plus à voir avec la baisse des coûts de production et la concurrence en ligne plutôt qu’avec le tourisme d’achat classique», nuance-t-elle.
En conclusion, les arguments de Reiner Eichenberger ne sont pas foncièrement faux. Toutefois, l’impact réel du tourisme d’achat sur le développement de l’économie est faible. S’il venait à cesser complètement, les retombées seraient bien plus importantes. «Si ces huit milliards de francs étaient plutôt dépensés en Suisse, le commerce de détail pourrait croître de près d’un dixième, calcule Tiziana Hunziker. Cela aurait certainement un effet positif sur le nombre de personnes employées dans ce domaine.»