C'est peut-être le dernier épisode d'une saga, que vous avez pu suivre dans Blick. Point de départ: le 13 septembre dernier, le cofondateur de la célèbre brasserie vaudoise Docteur Gab’s tirait la sonnette d'alarme dans une interview: son entreprise pourrait devoir augmenter le prix de ses bières, licencier, voire déposer le bilan. En cause, une facture d’électricité en hausse de 600% pour 2023, émise par la Romande Energie.
Ce cas n'est pas isolé. Pour mémoire, le marché suisse de l’électricité est semi-libéralisé. En clair, les gros consommateurs (plus de 100’000 kWh par an), ont accès à un marché libre géré par des entreprises privées: moins cher quand tout va bien — mais moins stable, car tributaire de l’offre et de la demande comme des crises et des guerres. C’est pour ces clients-là que les prix du courant explosent pour 2023.
Comment sont définis ces prix? Qui les fixe? Les bénéfices des producteurs de courant bondissent-ils? Réponses avec Christian Petit, directeur général de la Romande Energie, entreprise morgienne, propriété à 38,6% de l'Etat de Vaud, de la Ville de Lausanne à 3% et de la Banque cantonale vaudoise à 3%. D'autres acteurs du marché de l'énergie se partagent le reste des parts. Interview.
Vous gagnez combien?
Mon salaire est public et disponible dans notre rapport annuel. En 2021, il était de 660’000 francs.
Avec la hausse des prix de l’énergie, vous allez pouvoir gagner plus?
Non, mon salaire ne dépend de toute façon pas des résultats de l’entreprise et je ne touche pas de bonus important. Ceci dit, notre entreprise ne gagne pas plus d’argent en Suisse avec la hausse des prix.
Pourquoi?
Ceux qui en profitent actuellement sont ceux qui produisent de l’énergie — nucléaire ou renouvelable — et la revendent. Notre production propre n’est pas très élevée et, en Suisse, nous sommes obligés de l’affecter au marché régulé par l’Etat, où les taux de rémunération sont fixés par la loi et sont indépendants des prix du marché.
Vous vendez tout de même de l’énergie sur le marché libéralisé suisse…
Oui, mais nous devons l’acheter avant de la revendre. Et, avec la concurrence, les marges possibles sont extrêmement faibles. Pour nous, c’est de l’ordre de moins d’un centime le kilowattheure, qui est aujourd’hui à 60 ou 70 centimes.
Mais alors comment gagnez-vous de l’argent?
En France, nous avons deux parcs, hydraulique et éolien, qui nous ont permis des ventes au marché libre et d’éponger une partie de nos pertes de cette première partie d’année.
Vous avez donc aussi vendu de l’électricité à perte?
Oui, sur le marché régulé, en Suisse, nous avons vendu à perte sur la deuxième partie de 2021 et la première moitié de 2022. Nous avons subi de fortes hausses de nos coûts d’achat sans pouvoir adapter nos tarifs régulés avant le 1er janvier 2023 prochain. Dans ce marché régulé, notre marge est définie par le régulateur du marché (ndlr: la Commission fédérale de l'électricité), d’une part par un taux de rendement appliqué à nos ouvrages de production et d’autre part par un montant forfaitaire annuel maximum de 75 francs par compteur, avec lequel nous devons d’abord couvrir tous nos coûts de gestion de la clientèle — notre centre d’appel, la facturation, etc.
Conséquence?
En août 2021, les coûts de l’énergie commençaient seulement à prendre l’ascenseur au moment où nous avons fixé nos prix 2022. Nos coûts se sont révélés trop élevés par rapport au prix annoncé, et nous avons fait la banque, en quelque sorte. Heureusement, la loi nous permet de reporter ces coûts sur l’année suivante, donc nous allons pouvoir récupérer cette marge en 2023. Ainsi, l’an prochain, nos rentrées d’argent vont augmenter, mais ça ne sera qu’un rattrapage.
Sur le marché libre, accessible en Suisse qu’aux grands consommateurs que sont les entreprises et les communes, les prix bondissent parfois de 1600%, comme pour Saint-Prex, village vaudois. Comment ça se fait?
En fait, c’est l’offre et la demande sur le marché européen de l’électricité qui définissent les prix. Sur le marché actuel, il y a un mécanisme qui s’appelle le merit order, qui veut qu’on fixe les prix sur les centrales dont les coûts de production sont les plus élevés, actuellement les centrales à gaz. La raison? En l'état actuel, si une centrale à gaz arrête de produire parce qu'elle ne peut pas couvrir ses dépenses, l’approvisionnement électrique européen serait insuffisant pour couvrir la demande. Lorsqu’il y a une crise, comme la guerre en Ukraine et que le business du gaz s’affole, lesdites centrales doivent augmenter leurs prix pour ne pas produire à perte. Et le marché s’aligne.
Et vous, vous êtes coincés là au milieu?
Oui, comme nous achetons l’énergie que nous revendons sur le marché libéralisé, nous devons aussi nous aligner.
Ça vous fait quoi de voir que certains de vos clients, comme la Brasserie Docteur Gab’s, sont en danger à cause de l’explosion de leur facture d’électricité — 600% ici?
Ça m’inquiète et m’attriste. D’autant que c’est un client que nous connaissons bien, dont nous sommes proches.
Vous vous sentez impuissant?
Oui, parce que notre marge sur le marché libre est extrêmement faible. Et contrairement à ce qui nous est autorisé sur le marché régulé, nous ne pouvons pas vendre à perte et récupérer la différence plus tard. Nous, ce que nous pouvons faire, c’est informer nos clients durant toute l’année sur l’évolution des prix sur le marché européen. C’est ensuite à eux de décider du moment où ils veulent signer leur contrat. Certains ont signé avant l’été, d’autres ont attendu, avec les conséquences que l’on sait. C’est pour cela que nous encourageons nos clients à s’engager sur plusieurs années, à prix fixe.
En moyenne, les prix de l’électricité augmenteront de 27% pour les ménages suisses en 2023. Pour les clients captifs — comme les ménages — de la Romande Energie, ça sera 49%. Pourquoi?
Nous préférons parler en chiffres absolus. En 2023, nous serons à 34 centimes le kilowattheure — à Morges — alors que le tarif médian suisse sera de 28,8 centimes. pour un logement de 4 pièces avec cuisinière électrique consommant 2500 kWh par an. Le prix minimum en Suisse dans cette catégorie est 8,9 centimes et le maximum 72,97 centimes. L’augmentation est plus forte chez nous parce que notre production hydraulique est insuffisante pour couvrir les besoins de tous nos clients captifs et parce qu’elle se situe surtout dans le canton de Vaud, où nos centrales sont placées au fil des cours d’eau. Or en 2022, nous avons fait face à une très forte sécheresse et nous avons dû nous fournir dans l’urgence sur le marché pour compenser ce que nous ne pouvions pas produire.
Pour l’instant, ce sont les gros consommateurs qui sont le plus impactés par l’augmentation des prix et les ménages à faible revenu. Combien de temps les particuliers et la classe moyenne vont-ils rester à l’abri?
Pour le marché régulé, nous achetons l’électricité trois ou quatre ans à l’avance, ce qui permet une certaine stabilité. Mais si les prix sur le marché libre restent élevés ces prochaines années, ceux du marché régulé les rejoindront inéluctablement. C’est pour ça qu’il faut encourager les gens à modérer leur consommation, par exemple en achetant des appareils électroménagers moins énergivores ou en changeant leurs habitudes.
A l’heure actuelle, la situation semble désespérée pour les entreprises. Quelle serait la solution?
Il faut regarder du côté de la Confédération et voir si le Conseil fédéral pourrait permettre du chômage partiel ou un système de prêts, comme pendant le Covid. Il n’y a pas beaucoup d’autres solutions. Celle de permettre aux gros consommateurs qui ont fait le choix du marché libre — et qui sont donc obligés d’y rester — de revenir dans le marché régulé est une fausse bonne idée.
Ah bon?!
Si ces gros consommateurs y faisaient leur retour, la demande augmenterait subitement et nous devrions acheter de l’électricité chère (ndlr: pour satisfaire la demande). Ce qui ferait augmenter les prix pour tout le monde, y compris les ménages. L’Union européenne pourrait aussi donner un peu d’air aux entreprises suisses si elle confirmait son intention de plafonner les prix de l’électricité vendue par les producteurs de nucléaire et de renouvelables.
Finalement, la libéralisation du marché de l’électricité, c’était vraiment une bonne idée?
Le constat objectif des résultats de la libéralisation du marché européen n’est pas flatteur. La libéralisation n’a pas protégé les ménages européens contre la flambée des prix. Aujourd’hui, tout le monde est perdant.
Tout le monde?
Sauf les producteurs de nucléaire ou de renouvelable qui peuvent vendre sur le marché libre, qui voient leurs marges bondir alors que leurs coûts de production n’augmentent pas, au contraire de ceux des centrales à gaz. Mais il ne faut pas oublier que la plupart d’entre eux ont vendu à perte pendant des années dans l’indifférence générale pendant des années quand les prix du marché étaient très bas et ne leur permettaient même pas de couvrir leurs coûts de production. Au profit des gros consommateurs, dont la facture était plus basse que sur le marché régulé. Libéraliser un bien de première nécessité comme l’électricité est risqué. Aujourd’hui on constate que les prix sont plus stables sur un marché régulé qui permet des achats sur le long terme.
Tournons-nous vers l’avenir. Le réchauffement climatique provoque des sécheresses et des pannes de vent. Le renouvelable est-il déjà mort?
Non, le renouvelable n’est pas mort. Mais si on veut un système basé sur ces énergies-là, alors il faut faire foisonner les panneaux solaires, les barrages et les éoliennes, dont la population suisse ne veut pas. Le photovoltaïque peut fonctionner pendant les périodes de sécheresse, l’hydraulique et l’éolien peuvent tourner quand il n’y a pas de soleil. Et il y a un autre problème...
Lequel?
Les technologies de stockage d’énergie ont vingt ans de retard. Aujourd’hui, si on produit de l’énergie avec le vent ou le soleil, on ne peut pas la garder en vue de l’hiver, où les besoins en électricité sont plus grands. Seuls les barrages permettent à certains pays comme la Suisse de stocker de l’énergie en grande quantité.
On parle de black-out, de pénurie. A quoi devons-nous nous attendre pour cet hiver?
Il faut distinguer le black-out de la pénurie. Le premier peut arriver en cas d’arrêt brutal de la production à cause d’un incident sur le réseau, dû à une tempête par exemple. Pour cet hiver, on parle plutôt du risque de pénurie. Elle pourrait survenir si, à un moment donné, on ne dispose plus d’assez d’électricité pour alimenter tout le monde. Il faudrait un concours de circonstances.
Par exemple?
Si beaucoup de réacteurs nucléaires français sont à l’arrêt, comme actuellement, et qu’en même temps des réacteurs en Suisse ne sont pas en fonction, qu’il y a très peu de vent et qu’on consomme dans le même temps beaucoup d’électricité pour se chauffer à cause d’un épisode de grand froid, alors on risque la pénurie.
Que se passerait-il alors?
Nous la verrions arriver entre deux et quatre semaines à l’avance, en fonction des prévisions météo. La branche électrique en informerait le Conseil fédéral, qui prendrait ensuite la main. Son but serait alors de couper le courant pendant quelques heures et par endroits, pour réduire la demande en électricité. On pourrait imaginer qu’un jour un quartier n’aurait plus de courant durant quatre à huit heures. Le lendemain, ce serait au tour du bloc voisin et ainsi de suite.