La parole aux expats russes de Suisse
«Les gens ont oublié ce que signifie une guerre»

Ces Russes vivent en Suisse depuis longtemps – et ne veulent pas d'une guerre. Leur terre d'accueil peut-elle, selon eux, jouer un rôle dans la désescalade? Témoignages.
Publié: 23.02.2022 à 06:58 heures
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Dernière mise à jour: 23.02.2022 à 08:23 heures
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Alexandre Sakharov, Genève. Physicien chercheur au CERN, rattaché au Manhattan College (New York), en Suisse depuis 1999, originaire de Russie.
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Lundi soir, les accords de Minsk ont été définitivement bafoués: Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance des régions séparatistes pro-russes de Donetsk et Louhansk. L’Occident s’enflamme alors comme une mèche: Boris Johnson clame, par exemple, que la Russie est sur le point de déclencher la plus grande guerre en Europe depuis 1945. Le monde retient son souffle.

Quel rôle peut jouer la Suisse – pays historiquement neutre et médiateur – dans cette fébrilité croissante? La Confédération est un partenaire de l’OTAN. Mais elle entretien encore, d'autre part, des relations privilégiées avec la Russie, contrairement à ses voisins. «Bien que le Conseil fédéral condamne l’annexion de la Crimée, la Suisse ne s’associe pas directement aux sanctions adoptées dans le sillage de la crise ukrainien», lit-on sur le site internet du DFAE.

Plusieurs sommets, notamment le fameux Biden-Poutine de cet été (dont les résultats n’ont certes pas été probants), se sont tenus dans la Genève internationale. La Suisse offre aux grands puissants de ce monde un havre de paix au milieu de l’Europe, apprécié depuis des centenaires pour sa discrétion et sa stabilité. Mais pourrait-elle aussi contribuer à changer la face du conflit?

Trois expatriés – des gens ordinaires – partagent leurs espoirs et leurs ressentis, dans un contexte où la guerre de l’information entre l’Est et l’Occident peut être un levier décisif. Voient-ils venir une grande guerre sur le Vieux Continent? Quel rôle devrait jouer leur pays d’accueil dans ce conflit? Blick s'est entretenu avec eux.

Rappeler ce qu'est une guerre

Alexandre Sakharov, Genève. Physicien chercheur au CERN, rattaché au Manhattan College (New York), en Suisse depuis 1999, originaire de Russie.

«Au départ, mon opinion évoluait aussi rapidement que le conflit lui-même. Mais je n'aurais pas cru qu'on en arriverait à ce stade... L'annonce de Vladimir Poutine (ndrl:celle de la reconnaissance de l'indépendance des régions séparatistes) m'a laissé sous le choc lundi. Je peux affirmer qu'à partir de maintenant, ses agissement sont pour moi de l'ordre de l'irrationnel. Je ne comprends pas ce que fait la Russie. Car elle a dès à présent, juridiquement parlant, le droit d'entasser des troupes dans ces régions... C'est mettre de l'huile sur le feu – chose que l'Occident a aussi fait auparavant, il faut le rappeler. À mon avis, si la Russie s'était limitée à accepter des réfugiés de régions problématiques d'Ukraine, nous n'aurions pas à penser à la réalité d'une guerre à grande échelle maintenant.

Face à cela, tout ce que je peux attendre de la Suisse, c'est l'usage de son esprit pacifique et démocratique. Il faut impérativement rappeler aux gens ce qu'est véritablement la Guerre. Car pour l'heure, tout se passe comme si ce n'était qu'un divertissement médiatique. À mon avis – même si cela semble minime – ce qui ferait du bien aux opinions publiques, surtout dans les zones du conflit, c'est quelques documentaires sur la Seconde guerre mondiale à la télévision, par exemple. Car nous avons tous oublié. La guerre est la pire chose qui puisse arriver à l'humanité. Un pays pacifique comme la Suisse doit, à mon avis, faire ce qui est en son pouvoir pour rappeler cela haut et fort.»

Désamorcer la guerre de l’information?

Mikhail Goussarov, Genève. Rédacteur en chef du média russophone «Swiss Афиша», en Suisse depuis 1996, originaire de Russie.

«Pour moi, si la Suisse n’a pas de rôle à jouer dans les relations entre la Russie et les Etats-Unis, elle pourrait être utile dans un rôle de médiateur de l’information. Mais j’y reviendrai; il est d’abord important d’expliciter la chose suivante: dans la situation actuelle, toute l’attention du public est rivée sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine, alors qu’en réalité, le problème est bien plus large. L’année passée, la Russie a formulé sa position sur la sécurité mondiale, et voulait des garanties quant à l’expansion de l’OTAN vers l’est. Ce qu’elle n’a pas obtenu. En réponse à cela, selon mon point de vue, ce sont les Etats-Unis qui ont démarré l’escalade de tensions en Ukraine.

Mais au-delà de ce qu’il se passe en Ukraine, la guerre de l’information entre l’Est et l’Occident m’inquiète profondément. Si l’on lit exclusivement les gros titres de la presse anglo-saxonne, il y a de quoi penser que la guerre a déjà commencé au moins deux fois… Et c’est un problème. Les gens du Donbass ne sont pas juste des rebelles armés: il y a de vraies gens, des enfants, des civils qui n’ont rien demandé des deux côtés.

Donc pour moi, le seul domaine où un pays neutre comme la Suisse peut faire la différence, c’est dans celui de l’information. Il faut présenter le point de vue des deux côtés, les situations des deux côtés... Et à mon sens les médias occidentaux ne le font pas assez. Plus de diplomatie et de la neutralité dans les journaux sont nécessaires. Et ce sont des domaines que la Suisse connaît bien.»

Après l’heure, ce n'est plus l’heure…

Liliya Shatokhina, Genève. Enseignante et professeure de langue à la Fondation Culturelle Russe en Suisse, en Suisse depuis 2003, originaire de la région du Donbass.

«Ma famille et mes amis vivent toujours dans la région du Donbass et à Kiev. Mon père est russe, ma mère ukrainienne. Personnellement, je me sens davantage russe, via la langue et la culture. Je suis née à l’époque soviétique… La division n’a eu lieu qu’après.

Après la décision de Poutine de reconnaître l’indépendance des régions de Donetsk et Louhansk, j’ai tout de suite appelé ma famille. En réalité, là-bas non plus, personne n’a la moindre idée de comment tout cela va se terminer. Les gens sont assis là, à attendre anxieusement. J’ai vraiment envie de croire qu’il n’y aura pas de grande guerre. Je pense que nous sommes tous au moins d’accord sur le fait que cela serait une énorme catastrophe.

Au niveau des hautes sphères, les deux dirigeants ont certes des bénéfices à tirer de ce conflit... Mais pour nous autres, gens ordinaires, ce qui compte est la perspective d’une vie meilleure et d’un développement socio-économique de la région. Les gens du Donbass sont bloqués dans un état en guerre depuis huit ans. Ils veulent un avenir. C’est ce que la reconnaissance de la souveraineté semble leur offrir actuellement.

Pour moi, la Suisse ne peut plus faire grand-chose à ce stade. Son moment est passé. Pourtant, il y a eu des attentes. Via les divers sommets et conférences, il y avait des leviers à activer. Le siège de l’ONU est à Genève… Mais malheureusement, depuis les huit années que dure ce cauchemar, la Suisse n’a pas pu véritablement contribuer à désamorcer le conflit. Et je pense que la tâche était bien trop lourde pour n’importe qui. Si la Confédération pouvait y faire quelque chose, elle l’aurait fait il y a huit ans déjà. Quant aux autres acteurs, l’ONU s’est montrée elle aussi impuissante.»

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