Un nouvel article trouve parfois sa source dans la vanité du journaliste. Jeudi, dans notre newsletter quotidienne (inscrivez-vous ici), j’ai voulu faire le malin. J’ai comparé les interviews à un match de boxe. Et j’en ai profité pour souligner au passage le jeu de jambes, les esquives et les punches redoutables du vice-président du Parti libéral-radical (PLR) Suisse, Philippe Nantermod.
Mauvaise idée: dans les cinq minutes suivantes, une première réaction a fusé. Celle de Yannis Papadaniel. «Bonjour, j’ai lu votre interview. Je vous entraîne, la prochaine fois que vous allez sur le ring. Vous êtes passé à côté du problème. Bien à vous», m’écrit alors le responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (FRC) dans un e-mail.
Après deux paragraphes, il est peut-être temps de vous dire de quoi on parle. Jusqu’à il y a peu, une clinique privée lucernoise — l’Orthopädischen Klinik Luzern — proposait un coupe-file pour des opérations de la main non urgentes, traitées en ambulatoire. Pour 800 francs, vous pouviez vous faire soigner plus rapidement que les autres. L’offre a été gelée face au tollé provoqué et à la levée de boucliers, notamment de la FRC. Au grand dam du conseiller national valaisan Philippe Nantermod, qui m’avait confié: «Si un hôpital public équilibrait ses comptes en offrant ce genre de prestation plutôt qu’en prélevant encore de l’argent aux contribuables, je ne m’en plaindrais pas.»
Yannis Papadaniel, le vice-président du PLR Suisse, Philippe Nantermod, ne voit pas le problème posé par un coupe-file à l’hôpital. Vous, oui. Pourquoi?
Sur les réseaux sociaux, Philippe Nantermod s’est servi du parallèle entre éducation et santé pour défendre ce coupe-file. Reprenons cet exemple, puisqu’il y a effectivement des similitudes. Dans l’éducation, l’offre de base est l’école publique. Dans la santé, c’est l’assurance obligatoire. Vous pouvez vous en contenter, c’est tout à fait vrai: si vous payez vos primes, vous avez accès à un système de santé qui reste comparativement de bonne qualité.
Mais si vous voulez un meilleur service, plus personnalisé, vous pouvez payer plus.
Oui. Admettons que vous n’êtes pas très content de ce qui se passe dans le public. Dans l’éducation, vous allez payer un répétiteur pour votre enfant, qui va assurer des prestations complémentaires à celles assurées par l’école publique. Ou vous irez même plus loin en le plaçant dans une école privée. Entre l’assurance de base et les assurances complémentaires, c’est la même chose. Il est permis de payer pour une assurance complémentaire qui vous donne le droit à une chambre privée ou à des prestations médicales supplémentaires. Or, le système de coupe-file mis en place par la clinique privée lucernoise s’engouffre dans une tout autre brèche: ici, ce n’est plus une prestation supplémentaire ou hôtelière que vous payez. C’est tout autre chose. C’est comme si vous payiez l’enseignant pour qu’il favorise votre enfant et réponde plus rapidement à ses questions.
Pourtant, la clinique insiste: personne n’a été pénalisé par ce système de coupe-file et personne n’a dû attendre plus longtemps avant d’être soigné…
Cet argument ne tient pas. Certes, tout le monde finit par être soigné. Imaginons un instant que cette offre soit étendue à l’ensemble des hôpitaux publics, comme Philippe Nantermod le suggère. Si cette offre devait trouver preneur, toutes les plages horaires plus ou moins proches dans le temps seraient occupées par les personnes ayant payé ce supplément. Conséquence: pour être soigné dans un délai raisonnable, tout le monde serait obligé de payer une contribution supplémentaire, de sa poche. On rajouterait ainsi une contribution directe, presque une taxe, qui ne se justifie pas.
Ce qui en fait une offre illégale à vos yeux?
Le système actuel est imprécis et permet donc ce genre de tentatives, qui suscitent le débat. À raison: une offre comme celle-ci est un vrai danger.
Vous avez l’impression que l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) traîne les pieds?
Il y a un manque clair: il faudrait un organisme qui fasse autorité et qui puisse intervenir rapidement. Il faut plus d’agilité et des clarifications. Et l’organisme qui pourrait amener ces clarifications, c’est l’OFSP…
Mais si vous deviez, vous, trancher?
Ce coupe-file ne doit pas exister.
Et pourquoi pas, si c’est uniquement dans les cliniques privées?
Parce que la prestation médicale — l’opération de la main, dans le cas présent — est une prestation remboursée par la LAMal, donc par une assurance sociale, basée sur l’égalité de traitement.
Mais regardez ce qui peut se passer dans les maternités. Dans certains cas, on donne la possibilité à des patientes qui n’ont pas d’assurance complémentaire de payer de leur poche pour être dans une chambre privée…
Oui, ça existe, dans les cas où des chambres privées sont disponibles. Il s’agit d’une prestation hôtelière pour laquelle on ne va pas accélérer ou retarder le jour de l’accouchement. La mère ou le couple qui paie le forfait pour accéder à une chambre privée ou semi-privée ne va passer devant personne. Et s’il n’y a pas de disponibilité de chambres au moment de l’accouchement, la maman et son enfant seront en chambre commune, et rien ne leur sera facturé en plus. C’est clair, et relativement fair-play. Ce qui n’est pas le cas avec un coupe-file! Tout ce débat montre qu’il y a des lacunes, sur lesquelles il faut travailler. Il faut clarifier les zones grises entre ce qui est couvert par la LAMal, ce qui est couvert par les complémentaires et ce qui est autorisé.
Quelles zones grises?
Les complémentaires couvrent les frais hôteliers — une chambre privée, avec vue ou non, etc. — mais aussi toutes les prestations supplémentaires qui ne sont pas remboursées par l’assurance obligatoire. Trop souvent, on observe un grand flou: il est très difficile de savoir ce qui est effectivement facturé et selon quel barème. L’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) est d’ailleurs intervenue fin 2020 et a exigé des assureurs qu’ils revoient de fond en comble les conventions qui les lient aux hôpitaux. Notamment après avoir découvert des cas de double facturation ou de surfacturation. Les patients ont le droit de savoir pourquoi ils paient. Et il faut mettre des garde-fous. Notre secrétaire générale, la conseillère nationale Sophie Michaud Gigon, a interpellé le Conseil fédéral en ce sens, fin février.