C’est dans une pièce sans fenêtre, à quelques pas du centre fédéral d’asile de la Duttweilerstrasse à Zurich que Christine Schraner Burgener, la cheffe du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) reçoit Blick pour une interview. Le bâtiment, utilisé par le département pour les auditions de personnes dans le cadre de la procédure d’asile, est en pleine transformation, et doit faire face à de nombreux défis. En peu de temps, l’office a dû revoir à la hausse ses prévisions en matière d’asile pour 2022.
À cela s’ajoutent les personnes qui cherchent refuge en venant d’Ukraine, et leur nombre pourrait encore augmenter en Suisse à l’approche de l’hiver. Autant d’enjeux auxquels Christine Schraner Burgener, qui occupe depuis le début de l’année le poste de secrétaire d’Etat à la migration, doit faire face.
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Madame Schraner Burgener, il y a une pénurie de lits dans les centres d’asile. Ils doivent remettre plus rapidement les demandeurs d’asile aux cantons. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné?
Rien ne s’est mal passé. Dans d’autres pays, les réfugiés doivent dormir dehors ou dans des tentes. Ce n’est pas le cas chez nous. La Suisse a bien géré la crise ukrainienne. Nous avions en effet prévenu que cette situation pourrait se produire à l’automne. Il n’était pas question de noircir le tableau. D’ici à la fin de l’année, 80’000 à 120’000 personnes en quête de protection en provenance d’Ukraine pourraient effectivement se retrouver chez nous. Et pour les demandeurs d’asile, nous prévoyons également jusqu’à 24’000 demandes. Ces chiffres sont énormes. Nous sommes confrontés à la plus grande crise de réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale.
Et maintenant, certains cantons se plaignent.
Ce n’est pas ce que je ressens. Je suis en contact permanent avec les cantons. Pour eux comme pour nous, donner un toit à autant de personnes est un grand défi. Je comprends aussi que la première réaction des cantons soit une forme de mécontentement lorsque nous redirigeons temporairement vers eux plus de personnes. Mais nous n’avons pas le choix. Nos centres d’asile fédéraux sont pleins, nous hébergeons près de 9000 personnes. Mais de nombreux cantons ont très bien travaillé ces derniers mois et sont bien préparés. Au SEM, nous sommes en contact avec l’armée depuis des mois et avons ainsi pu préparer plusieurs salles polyvalentes pour l’hébergement des demandeurs d’asile.
Ces hébergements de l’armée sont-ils suffisants?
Non. Je mise toujours plutôt du côté de la prudence. Il faut être bien préparé à toutes les évolutions possibles. Heureusement, le canton d’Obwald nous a promis 270 lits supplémentaires sur le Glaubenberg, et des hébergements supplémentaires sont en discussion. L’armée et les cantons sont très coopératifs. Nous leur en sommes très reconnaissants.
Ils remettent aux cantons les personnes qui ont reçu une décision d’asile négative et qui doivent donc quitter le pays. Les cantons doivent veiller à ce qu’elles partent. Essayez-vous de vous débarrasser du problème?
Pas du tout! L’exécution des renvois a toujours été une tâche commune de la Confédération et des cantons. Nous les transférons maintenant plus tôt, parce que nous avons besoin de places pour les nouveaux requérants d’asile qui arrivent. Et il est probable qu’à partir de la semaine prochaine, nous ne pourrons pas éviter de renvoyer vers les cantons des demandeurs d’asile dont la procédure n’est pas encore terminée. Nous n’avons pas d’autre choix que de surmonter cette crise ensemble.
Vous cherchez donc désespérément des lits, mais aussi du personnel.
Oui, c’est un vrai défi pour nous, mais aussi pour les cantons. L’expérience montre qu’il devrait y avoir moins de demandes en décembre. Quand il fera plus froid, la route empruntée par les réfugiés à travers les Balkans sera moins fréquentée. En revanche, à cause des difficultés d’approvisionnement d’énergie en Ukraine, davantage de personnes pourraient arriver chez nous depuis ce pays. Il n’est donc pas certain que la situation se détende réellement en hiver.
Qu’est-ce que cela représente en termes de coûts?
J’ai demandé un crédit supplémentaire de 1,2 milliard de francs. Si beaucoup plus de personnes en quête de protection devaient effectivement arriver chez nous en hiver depuis l’Ukraine, nous devrions à nouveau faire appel au Conseil fédéral pour un crédit supplémentaire.
Le statut S a-t-il fait ses preuves pour les Ukrainiens?
Oui. Si nous avions dû mener des procédures d’asile pour les 65’000 personnes qui bénéficient actuellement de ce statut de protection, le système aurait implosé. C’est pourquoi le statut S est fait pour une crise immédiate qui concerne des personnes déplacées désireuses de rentrer chez elles lorsque la situation le permet.
Vous voulez donc maintenir le statut S?
Oui, la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a précisé qu’il serait pour le moment maintenu. Néanmoins, le gouvernement va sans doute bientôt se prononcer sur le maintien du versement des 3000 francs que les cantons reçoivent pour chaque personne bénéficiant du statut de protection S. Il devrait le faire dans les prochaines semaines.
Contrairement au statut S, le SEM doit clarifier pour les demandeurs d’asile s’ils sont vraiment menacés personnellement. Vous pouvez gérer 1800 demandes par mois, mais vous en recevez beaucoup plus, d’où votre besoin de personnel. Y a-t-il un risque d’embaucher des personnes non qualifiées pour répondre à cette urgence?
Non, nous n’engageons que des collaborateurs qui sont qualifiés pour cette tâche. Mais pour traiter les demandes d’asile, nous devons d’abord les former. Cela peut prendre jusqu’à six mois.
On entend dire qu’il y a des problèmes avec les demandeurs d’asile dans de nombreux centres. Est-ce vrai?
Plus il y a de personnes réunies dans un espace restreint, plus le potentiel de conflit est élevé. Les demandeurs d’asile dans nos centres n’ont souvent pas de travail depuis des années, certains luttent contre des problèmes psychiques ou de toxicomanie. Nous veillons à séparer les groupes à problèmes dans la mesure du possible. Depuis la restructuration des procédures, nous pouvons donner aux demandeurs d’asile la certitude de pouvoir rester en Suisse ou de devoir quitter le pays dans un délai moyen de 75 jours.
Ces procédures rapides sont-elles la raison pour laquelle nous avons moins de personnes souhaitant demander l’asile par rapport à l’Autriche?
Oui, certainement. Chaque semaine, environ 800 migrants arrivent d’Autriche à Buchs, dans le canton de Saint-Gall. Presque tous veulent poursuivre leur voyage, très peu demandent l’asile. Apparemment, ils estiment avoir plus de chances s’ils déposent une demande d’accueil en Allemagne, en France ou en Grande-Bretagne.
Ne pourrait-on pas simplement remettre ces migrants dans le train qui les ramène à Vienne?
Ils reviendraient chez nous par le prochain train. Mais bien sûr, nous ne voulons pas de cette migration. C’est pourquoi la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a adopté avec le ministre autrichien de l’Intérieur Gerhard Karner un plan d’action pour endiguer la migration irrégulière.
La question de la Serbie reste en suspens.
Non, il s’agit aussi de la collaboration entre la Suisse et de l’Autriche. Le plan prévoit par exemple des patrouilles communes avec l’Autriche, des recherches transfrontalières et d’autres processus.
La Suisse a-t-elle davantage un problème avec l’Autriche qu’avec les réfugiés?
Non, l’Autriche est un partenaire fiable. Mais ce pays a un problème avec les États qui ouvrent les portes de l’espace Schengen à d’autres, comme le fait la Serbie. La Suisse est également concernée. La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a tapé du poing sur la table lors d’une rencontre européenne à Luxembourg et a pointé du doigt les problèmes liés à l’exemption de visa. Elle a été saluée pour ses remarques.
A-t-elle obtenu gain de cause?
L’UE a rapidement cherché le dialogue avec la Serbie. Et cette dernière a immédiatement agi. L’exemption de visa a été retirée au Burundi. Il sera donc plus difficile pour les personnes originaires du Burundi d’entrer dans l’espace Schengen. Les choses devraient également changer pour la Tunisie.
Parlons de vous: la nomination d’une diplomate à la tête du SEM a créé la surprise. Qu’apportez-vous de plus et que souhaitez-vous mettre en place dans le domaine de l’asile?
J’ai accepté un poste formidable au SEM et j’y ai rencontré des collaborateurs très motivés et engagés. Je ne veux rien changer ici. J’ai moi-même l’expérience des crises. J’en ai vécu et traversé plus qu’il n’en faut dans ma vie professionnelle. Heureusement, j’ai été épargnée par de telles crises dans ma vie privée. Immanquablement, je garde toujours à l’œil et avec beaucoup d’intérêt les développements géopolitiques.
En parlant de foyers de crise, portez-vous actuellement votre regard sur l’Iran?
Oui, mais je regarde aussi plus loin, jusqu’à Taïwan. Pour l’instant, je crains moins les développements iraniens en termes de répercussions sur le SEM. Pour Taïwan, on peut toutefois se demander quelles seraient les conséquences géopolitiques d’une escalade pour des pays comme la Suisse, qui offrent leurs bons offices.
Vous avez vous-même accueilli une femme d’Ukraine. Est-ce que cela se passe bien?
Aujourd’hui encore, environ 40% des personnes en quête de protection en provenance d’Ukraine sont hébergées par des particuliers. Je suis très heureuse de la solidarité persistante de la population suisse. Ma situation est assez différente de la plupart des familles qui hébergent les personnes en quête de protection sous leur propre toi. Dans mon cas, la jeune femme vit dans un appartement séparé du mien. Nous vivons chacune de notre côté, certes, mais nous partageons tout de même certaines choses. C’était son anniversaire récemment. Je lui ai offert un paquet bleu et des roses jaunes. Quand j’ai sonné chez elle avec un gâteau orné d’une bougie ainsi que ses cadeaux, elle avait les larmes aux yeux. C’est dans de tels moments que la guerre en Ukraine nous semble soudain si proche.