Interview de la «première policière de Suisse»
«Vous avez le droit d'avoir des idées radicales»

La directrice de l'Office fédéral de la police Nicoletta della Valle défend la loi antiterroriste. Pour elle, les autorités n'ont pas une marge de manoeuvre suffisante pour agir contre des personnes dangereuses.
Publié: 06.06.2021 à 15:44 heures
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Dernière mise à jour: 06.06.2021 à 19:39 heures
Pour «la première flic de Suisse», la loi antiterroriste est nécessaire et n'entrave pas les libertés fondamentales des citoyens.
Photo: Julie Lovens
Interview: Simon Marti

Madame della Valle, dans une semaine, nous allons voter sur la loi antiterroriste (PMT). Si elle est acceptée, un simple soupçon de répandre «la peur et la terreur» suffira à l'avenir pour imposer des mesures drastiques. Comment peut-on soutenir une telle chose en ayant la conscience tranquille?

Nicoletta della Valle: Nous avons participé à l'élaboration de cette loi. Je peux donc la soutenir pleinement.

La police fédérale, que vous gérez, serait alors en mesure de placer des personnes en résidence surveillée ou de les obliger à porter un bracelet électronique à la cheville, même si elles n'ont pas commis de crime. Comment cela est-il compatible avec l'État de droit?

Il ne s'agit pas de punitions, nous ne discutons pas de droit pénal. Ces mesures ont plutôt pour but d'empêcher quelqu'un de commettre un crime.

Que l'on appelle cela une punition ou non, ce serait une restriction massive de liberté pour la personne concernée.

Ces restrictions ne sont pas de nouvelles. Des mesures restrictives sont également prises pour la prévention d'actes de hooliganisme ou de violences domestiques. Là aussi, il est question d'empêcher une personne de commettre un crime. C'est le mandat de prévention de la police et c'est ce que le public attend de nous.

Ce que vous devez savoir sur la loi antiterroriste

Et donc il est légitime de restreindre les libertés individuelles d'une personne sans qu'elle ait commis un crime?

Seulement si tous les autres moyens ont échoué. C'est aussi dans la loi. Lorsqu'une personne se radicalise, les autorités tentent d'abord de l'influencer par des mesures sociales ou thérapeutiques et de lui faire comprendre qu'adopter une idéologie inhumaine et violente n'est pas la voie à suivre. Mais encore une fois, ce ne sont pas des punitions.

Vous n'appelez peut-être pas ça une punition, mais on ne peut pas se considérer comme libre en étant assigné à résidence.

L'assignation à résidence est un dernier recours lorsque la personne ne s'est pas conformée à une ou plusieurs autres mesures. Imaginez un jeune que ses parents n'arrivent plus à raisonner, qui est «perdu».

Quand est-on «perdu»?

Quand une personne ne communique plus avec ses parents ou proches, mais seulement avec ses collègues radicaux. Nous connaissons de tels cas: des parents qui se présentent au poste de police, paniqués, parce qu'ils craignent que leur fils ne se radicalise ou n'aille faire le djihad.

Les ressources dont vous disposez aujourd'hui ne sont-elles pas suffisantes dans ces cas?

Elles ne sont pas suffisantes, non. Dans la plupart des cas, l'intervention a lieu trop tard, lorsqu'un crime a déjà été commis.

L'évocation des départs pour le djihad touche certainement une corde sensible auprès du public. Cependant, de la manière dont la loi est formulée actuellement, elle peut aussi être appliquée dans d'innombrables autres cas.

La loi est neutre du point de vue idéologique. Cela peut aussi s'appliquer à d'autres personnes radicalisées. Par exemple, nous avons eu le cas d'un homme qui a annoncé qu'il voulait tuer autant de personnes que possible dans une mosquée.

Vous l'en avez empêché.

Oui.

Donc vous n'aviez pas besoin de la nouvelle loi dans ce cas-là.

Il y a eu un crime dans cette affaire. Cet homme est maintenant entre les mains du système pénal. Il eut été préférable que nous intervenions plus tôt.

La nouvelle loi vous aurait-elle permis d'intervenir plus tôt dans ce cas particulier?

Je ne dirai jamais que dans tel ou tel cas, tout se serait passé différemment. Si une personne dérive vers une idéologie radicale et qu'il existe un risque qu'elle commette une infraction terroriste, c'est à ce moment-là que les mesures de PMT entrent en jeu: par exemple, des entretiens obligatoires pour pouvoir accompagner étroitement cette personne. Cela permet aux autorités de gagner du temps pour agir auprès de la personne concernée.

Mais comment définir une dérive radicale? Qu'arrive-t-il à quelqu'un qui veut abolir le capitalisme ou qui rêve d'une révolution mondiale?

Cela n'en fait pas partie, bien sûr. On a le droit d'avoir des idées radicales, on a le droit de parler de manière radicale. Répandre la peur et la terreur, c'est autre chose. Ça peut être des menaces qui conduisent à ce que les gens aient peur d'aller manifester sur la Place fédérale, de peur que quelqu'un ne fonce dans la foule avec une voiture. Et je peux vous assurer: si cette loi est appliquée, il y aura des procès. Les tribunaux interviendront si nous allons trop loin. C'est ainsi que fonctionne l'État de droit.

Alors pourquoi les professeurs de droit mettent-ils en garde contre cette loi? Pourquoi Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, déclare-t-il: «Ce qui sépare alors la Suisse d'un État policier répressif, c'est notre confiance dans le bon sens des autorités»?

Il est vrai que les experts ont des avis différents, comme c'est le cas pour chaque projet de loi.

Mais les experts ne voient pas l'État de droit en danger à chaque projet de loi.

Il est important que les experts fassent des commentaires sur l'État de droit. Le travail de la police est de protéger la population. Nous le faisons grâce à l'État de droit. C'est pourquoi le Conseil fédéral et le Parlement sont favorables à cette loi. La Suisse est l'un des pays les plus sûrs au monde, et nous voulons qu'il en reste ainsi.

C'est à ça que sert cette loi?

Nous comblons avec elle un fossé entre les mesures de prévention sociale et le droit pénal.

A combien de personnes dangereuses pensez-vous que la loi pourrait s'appliquer?

Cela dépend beaucoup de la situation : Que se passe-t-il en Syrie, que se passe-t-il en Suisse? Nous partons d'une principe que cela concernerait actuellement environ 30 cas par an.

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