Après avoir grandi à Mels (SG), dans la région de Sargans, Josef «Joe» Ackermann a fait carrière chez Credit Suisse. Il est ensuite parvenu à la tête de la Deutsche Bank et est devenu l'ennemi numéro un des médias allemands en tant que «prototype du capitalisme froid».
Cette semaine, Josef Ackermann a présenté son autobiographie «Mein Weg». Il y passe en revue sa vie, justifie ses actions en tant que manager et se penche en détail sur la chute de la banque suisse. Blick a rencontré le banquier controversé dans un bureau du quartier zurichois de Seefeld pour un entretien.
Sur la débâcle de Credit Suisse
Monsieur Ackermann, dans votre livre, vous écrivez à propos de la fin de Credit Suisse: «Je n'ai jamais eu autant honte que ce jour-là.» Pourquoi?
La Suisse est l'une des principales places financières du monde. Mais au cours des vingt dernières années, elle a perdu beaucoup de ses atouts. Autrefois, nous avions cinq grandes banques, puis plus que deux. Et depuis le 19 mars 2023, plus qu'une seule. Cela me bouleverse. En tant que Suisse en Allemagne, j'ai toujours raconté à quel point notre pays était formidable. C'est pourquoi j'ai eu honte de la Suisse lors de la fin de Credit Suisse.
Vous ne tenez pas seulement la direction de Credit Suisse responsable de cette tragédie, mais aussi la Finma, la BNS et la «classe politique». Ces derniers auraient été dépassés.
Les autorités sont restées trop longtemps spectatrices en espérant que tout se passerait bien. La communication a également été mauvaise. Monsieur Jordan n'a pas dit clairement qu'il soutenait Credit Suisse à hauteur de 200 milliards de francs, il a uniquement parlé de 50 milliards. Ce n'est pas ainsi que l'on rassure les marchés. J'ai trouvé étrange l'analyse de la ministre des Finances Keller-Sutter. Elle a souligné à plusieurs reprises que la reprise de Credit Suisse n'était pas une opération de sauvetage de l'Etat, mais une «solution commerciale». C'était un peu ambigu.
A la Finma, vous critiquez le manque de «personnel de pointe». Qu'entendez-vous par là?
Le conseil d'administration de la Finma n'a aucune personne ayant occupé un poste de haut niveau dans une grande banque internationale. Comment ces personnes peuvent-elles comprendre ce qui se passe? C'est exactement la même chose pour le Credit Suisse: presque plus personne n'y voyait clair. On dit toujours que les conseils d'administration devraient être indépendants. Mais je n'y crois pas. L'expérience et le savoir-faire sont bien plus importants.
Avec un conseil d'administration composé de banquiers, les conflits d'intérêts sont inévitables.
On peut y remédier en se récusant pour les affaires délicates. Ce qui est décisif, c'est que les banquiers comprennent quelque chose à la matière, contrairement aux personnes étrangères à la branche, qui sont certes complètement indépendantes, mais qui n'ont aucune connaissance du sujet.
Comment comptez-vous changer cela?
Il faut une formation ciblée pour les membres des conseils d'administration des banques. Il ne suffit pas de suivre un séminaire sur la gouvernance d'entreprise, la numérisation et la gestion du personnel. L'activité bancaire est très complexe. Si vous voulez évaluer les risques de marché, vous avez besoin d'une bonne formation pour pouvoir poser les bonnes questions. Les membres du conseil d'administration devraient être obligés de suivre un cours accéléré sur le secteur bancaire.
Chez Credit Suisse, Axel Lehmann était président du conseil d'administration. Avez-vous eu des contacts avec lui pendant la crise?
Oui, je l'ai rencontré quelques semaines avant le 19 mars. A cette occasion, je lui ai conseillé de communiquer de manière plus forte et plus transparente. Le problème, c'est qu'il y avait eu beaucoup trop de changements de direction et de stratégie au sein de la banque et chacun y allait de son message. Cela a créé une confusion au niveau de la communication et a fortement déstabilisé les marchés financiers.
Comment Axel Lehmann a-t-il réagi à votre prise de contact?
Il a dit que tout était sous contrôle. Les liquidités de Credit Suisse étaient suffisantes, et le capital aussi. En outre, il a attiré mon attention sur les risques juridiques que comporte une communication offensive. En raison des règles boursières en vigueur, il ne pouvait pas tout dire en tant que président. Je lui ai rétorqué: «Il en va de la survie du Credit Suisse!»
Monsieur Lehmann a visiblement ignoré votre conseil. Pourquoi?
Peut-être était-il déjà trop tard. Il espérait sans doute pouvoir redresser la barre d'une autre manière.
Vous auriez été favorable à une reprise temporaire par l'Etat pour éviter la fin de Credit Suisse. Pourquoi?
La nouvelle UBS est une méga-banque qui présente un risque énorme. Le bilan de l'UBS est deux fois plus élevé que le produit national brut de la Suisse. Pour l'industrie suisse, il serait préférable de pouvoir choisir entre deux grandes banques. A cela s'ajoute le fait que Credit Suisse a parfaitement fonctionné dans de nombreux domaines.
Concrètement, à quoi aurait ressemblé une reprise temporaire par l'Etat?
Prenez l'exemple de la Commerzbank en Allemagne. A la suite de la crise économique et financière mondiale, le gouvernement fédéral a pris une participation dans l'entreprise en 2009. Entre-temps, la banque a réussi à se redresser grâce à une nouvelle direction et à une restructuration. Madame Keller-Sutter aurait pu faire de même avec Credit Suisse. Au lieu de cela, elle a fait un grand cadeau à l'UBS. Jusqu'à récemment, Credit Suisse valait 35 milliards. L'UBS l'a avalé pour trois milliards. Madame Keller-Sutter aurait pu faire une très bonne affaire et financer non seulement l'AVS mais aussi l'armée avec le sauvetage de cette banque...
Vous êtes un partisan de la libre économie de marché, mais vous vous prononcez pour un sauvetage par l'Etat. Une contradiction.
Sur le fond, vous avez raison. Dans une libre économie de marché, chaque entreprise doit pouvoir disparaître, sinon il y a de mauvaises incitations. Dans l'intérêt du pays, j'aurais malgré tout soutenu le maintien de Credit Suisse dans ce cas.
Nous avons maintenant une banque qui est définitivement «too big to fail». Comment résoudre ce problème?
La méga-banque UBS est même «too big to bail», c'est-à-dire trop grande pour être sauvée. Un fonds de liquidation des banques, que l'UE a introduit pendant la crise financière, serait donc conseillé pour la Suisse. Ce fonds est alimenté par les banques en période de conjoncture favorable et finance une liquidation en cas de besoin. A côté de cela, l'UBS doit être soumise à des tests de résistance réguliers.
Qu'en est-il d'une limitation des bonus?
La Suisse seule ne peut pas interdire les bonus. Si l'UBS ne suit pas le mouvement en matière de bonus, les meilleurs éléments la fuiront. De plus, les bonus ne sont pas une mauvaise chose en soi. Mais ils doivent être liés à la performance et leur versement doit être étalé sur plusieurs années. Ce qui s'est passé pour Credit Suisse ne doit pas se reproduire: la banque était dans le rouge, mais les managers ont tout de même perçu des bonus élevés.
Lorsque vous étiez à la tête de la Deutsche Bank, vous avez également versé des bonus très élevés. Pourquoi n'avez-vous jamais plaidé pour une limitation?
Comme je l'ai dit, en tant que CEO d'une entreprise, on cherche en premier lieu à obtenir les meilleurs éléments. Seul, on ne peut de toute façon rien changer. L'ancien conseiller fédéral Kaspar Villiger m'a appelé une fois en tant que président de l'UBS après la crise financière et m'a demandé si nous ne pouvions pas introduire un plafonnement des bonus au niveau mondial. J'ai soumis l'idée à l'Union bancaire mondiale et je n'ai récolté que des rires.
Le problème fondamental est que les banquiers n'ont aucune motivation intrinsèque et qu'ils ne deviennent banquiers que parce que les salaires les plus élevés sont versés dans le secteur financier.
Ce n'est pas vrai. Je ne suis pas devenu banquier pour l'argent. Ce qui m'intéressait déjà pendant ma thèse de doctorat, c'était de savoir comment les banques fonctionnaient et quelle était leur fonction dans notre système économique. Ce qui est fascinant, c'est qu'en tant que banquier, on a un aperçu de très nombreux secteurs différents. Ce n'est pas le cas pour une entreprise industrielle.
Dans les médias allemands, vous étiez parfois l'ennemi numéro un. Vous êtes notamment devenu célèbre à cause du signe de la victoire que vous avez fait alors que vous étiez jugé dans le procès Mannesmann. Cela vous préoccupe-t-il encore aujourd'hui?
Quand des enfants le font, je trouve cela amusant. Mais quand les médias publient cette photo pour la centième fois, cela m'énerve. Je n'ai fait qu'imiter Michael Jackson, qui avait fait ce signe peu de temps auparavant lors d'un procès. Cela a été complètement sorti de son contexte. Mais finalement, cela n'a guère nui à ma cote de popularité en Allemagne.
Si vous regardez en arrière, quelle a été votre plus grande erreur dans votre carrière?
Dans l'armée suisse, j'ai appris ce que signifie la tactique de mission: déléguer et faire confiance aux gens. J'ai fait de même à la banque. Certains ont abusé de cette confiance et des excès ont été commis. J'aurais peut-être dû exercer davantage de contrôle, ce qui nous aurait sans doute permis d'éviter l'un ou l'autre litige.
En 2005, vous avez annoncé un nouveau résultat record pour la Deutsche Bank, et en même temps la suppression de plus de 6000 emplois. Est-ce que vous referiez la même chose aujourd'hui?
Absolument. Notre résultat n'était un record que pour l'Allemagne. Au niveau mondial, la Deutsche Bank est restée bien en dessous de ses possibilités. Il était donc de notre devoir de restructurer la banque et de réduire les coûts. Cela a porté ses fruits dans les années qui ont suivi. Nous sommes l'une des rares grandes banques à avoir traversé la crise financière sans soutien de l'Etat. A la fin de mon mandat, nous avions beaucoup plus d'employés qu'au début.
Lors de la crise financière, vous avez également provoqué de vives réactions lorsque vous avez déclaré: «J'aurais honte si nous acceptions de l'argent de l'Etat.»
Je n'ai jamais compris en quoi il s'agissait d'une provocation. Pour moi, cette déclaration est typiquement suisse: la responsabilité individuelle est importante.
Il y a deux semaines, la Suisse a voté pour une 13e rente AVS. La responsabilité individuelle est-elle aussi passée de mode dans notre pays?
Je regrette ce résultat, surtout parce qu'on ne sait absolument pas comment le tout sera financé. Mais personnellement, je ne suis pas concerné par cette décision. Je n'ai jamais perçu de rente AVS et je renonce à mon droit depuis ma retraite. D'autres personnes ont plus besoin de l'AVS que moi.
Pendant votre séjour en Allemagne, vous avez été vivement critiqué par des représentants de l'Eglise. Vous avez alors quitté l'Eglise catholique. Vous êtes-vous entre-temps réconcilié avec l'institution?
J'ai été très dérangé par les critiques acerbes des représentants de l'Eglise catholique à mon encontre en raison de la réduction du personnel de la Deutsche Bank. J'ai trouvé cela blessant, d'autant plus que j'avais payé des millions d'euros d'impôts ecclésiastiques au fil des ans. C'est pourquoi j'ai décidé de verser cet argent directement à des organisations caritatives. D'une manière générale, la prétention de l'Eglise à la vérité me dérange. Et ce, bien que je sois une personne religieuse.
Qu'entendez-vous par religieux?
Je suis convaincu que quelque chose de divin est intervenu lors de la création de l'univers. Nous pouvons remonter jusqu'au big bang, mais que s'est-il passé avant le big bang, qui l'a initié? Beaucoup de gens se mettent à prier lorsqu'ils sont en danger. J'en fais partie.