Avant le début de l’invasion russe à grande échelle, Nadiia Kudriavtseva était comptable. Des idées plein la tête et l’avenir devant elle, la jeune femme de 24 ans aux grands yeux bleus, venait lancer sa société de livraison de sushis à Tchernihiv, petite ville du nord de l’Ukraine. Mais la Russie en a décidé autrement. Le 24 février 2022, la ville est assiégée, puis bombardée par les forces du Kremlin. L’appartement de Nadiia est détruit, son activité professionnelle à l’arrêt forcé et après six mois de guerre, elle n’a plus un sou en poche.
Une connaissance lui parle alors de la Fondation suisse de déminage (FSD) — présente depuis 2015 déjà dans le Donbass — qui cherche de nouvelles recrues. Nadiia passe timidement la porte de l'organisation sans imaginer que quelques mois plus tard, elle contribuerait à décontaminer son pays, dont le quart du territoire est couvert d’engins explosifs. Imaginez. Cela correspond à trois fois et demi la surface totale de la Suisse.
Nous avons rencontré la démineuse à Lausanne où se tient, les 16 et 17 octobre, l’Ukraine Mine Action Conference (UMAC2024), un sommet organisé par la Suisse et l’Ukraine réunissant des représentants d’une cinquantaine d’Etat, des organisations internationales et des experts du monde entier.
L’objectif de cette rencontre? Accélérer et mieux coordonner les efforts des acteurs du déminage humanitaire pour nettoyer l’Ukraine, qui est devenue l’une des régions la plus polluée au monde. La Confédération en fait l'une de ses priorités en contribuant à hauteur de 100 millions sur quatre ans à la sécurisation des zones civiles et agricoles ukrainiennes.
À Lausanne, entre deux démonstrations de déminage, Nadia Kudriavtseva a répondu aux questions de Blick. Interview.
Nadia Kudriavtseva, comment devient-on démineuse?
Je ne me prédestinais pas du tout à faire ce métier. Je n’avais aucune expérience dans le domaine. Mais la guerre a tout changé. J'ai perdu mon gagne-pain. Un ami m’a parlé de la Fondation suisse pour le déminage (FSD) qui cherchait à engager des personnes. J’y suis allée, en me disant que j'allais tenter ma chance et que ce serait un bon job alimentaire. Je ne pensais pas du tout embrasser une carrière dans le déminage. Mais tout est allé très vite.
Racontez-nous.
J’ai suivi une première, puis une deuxième formation durant quelques mois. Ça m'a plu. Je me suis dit que c’était le truc que je voulais faire de ma vie. Que je voulais progresser dans cette voie professionnelle. Et j’ai rapidement gravi les échelons au sein de la fondation. Je suis même allée suivre une formation de perfectionnement au Kosovo. Je suis aujourd’hui cheffe d’équipe.
Vous êtes-vous parfois posé la question de savoir ce que vous faisiez là ?
Bien sûr! J’ai eu des doutes. Surtout quand j’ai commencé les cours à la FSD. J'étais entourée de personnes qui avaient, soit une expérience militaire, soit humanitaire ou même carrément dans le déminage. Alors que moi, je n’avais pas la moindre idée de ce à quoi pouvait bien ressembler une mine. J’ai eu peur de ne pas être sélectionnée lors de la première évaluation, mais j’ai été finalement retenue.
Qu’avez-vous ressenti la première fois que vous vous êtes rendus sur une zone contaminée par des engins explosifs?
Un peu d’appréhension et du stress. C’était à Yahidne, un village proche de Tchernihiv. Nous avons dû décontaminer une zone immense où s'étaient tenus des combats le mois d’avant. C’était très impressionnant de voir des engins explosifs «pour de vrai». Mais tout s’est bien passé. Les protocoles qu’on nous a enseignés et que nous respectons à la lettre sont là pour nous rassurer.
Comment ont réagi vos proches quand vous leur avez annoncé que vous alliez devenir démineuse?
(Elle rit.) J'avoue qu'au début, ils n’étaient pas très enthousiastes par mon changement de carrière. Ils étaient inquiets, c'est compréhensible. Mais avec le temps, ils ont changé d’avis. Aujourd’hui, je crois qu’ils sont plutôt fiers de moi et du boulot que j'exerce.
Ce travail, vous l’aimez?
C’est devenu ma passion! Je me sens utile en aidant mon pays. Je contribue à améliorer la sécurité des Ukrainiens et Ukrainiennes.
Combien de temps faudra-t-il pour déminer le pays?
C’est difficile à dire. J’ai confiance, car nous développons de nouvelles technologies qui vont nous permettre d’être plus efficaces. Mais cela prendra du temps, des années. Même si nous nettoyons et sécurisons certaines des zones, avec la guerre toujours en cours, de nouvelles zones sont polluées… Mais j’essaie de me concentrer sur les progrès que nous faisons.
Eprouvez-vous des fois du découragement?
Non, jamais. Je reste extrêmement motivée. Même s’il faut décontaminer la même zone, une deuxième, voire une troisième fois. Notre travail est utile à la société, elle permet à la population de pouvoir aller travailler sans avoir peur de sauter sur une mine. De pouvoir mener une vie plus ou moins normale.
Vous voyez faire ce métier encore pour longtemps?
Vous savez, la vie est imprévisible. Je ne me serais jamais imaginé devenir démineuse. Avec cette guerre, on ne peut pas faire des plans sur la comète, se projeter à long terme. Ce que je sais en revanche, c’est que je veux continuer à faire ce métier.
Au péril de votre vie?
Il faut bien que quelqu’un le fasse.