Il vous écrit sur les réseaux sociaux. Tout commence par un simple «salut, ça va?». Vous ne le connaissez pas, il n’y a aucune photo de lui sur son profil. Mais Freddy*, lui, vous a déjà vue quelque part, vous dit-il. Il connait vos activités extra curriculum, il sait avec qui vous êtes amie. Il veut faire connaissance. Ses messages deviennent de plus en plus insistants. Et inquiétants: il est capable de citer un lieu où vous vous êtes rendue récemment, il a peut-être même découvert votre profil sur les applications de rencontre. Vous, vous ne savez toujours pas qui c’est.
Si vous arrêtez de lui répondre, ou si vous l'éconduisez explicitement, vous avez de bonnes chances de vous faire insulter. Voir esérieusement menacer. Vous comprenez, peu à peu, que ce n’est pas seulement à vous, mais à toute la gent féminine qu’en veut Freddy. Vous commencez à avoir peur. Vous l’avez bloqué? Pas de problème, Freddy va recréer un nouveau compte, avec un autre pseudo, pour revenir à la charge. Et puis encore un autre — parfois même en se faisant passer pour une femme. Ainsi de suite.
Jusqu’à, éventuellement, devoir en répondre devant la justice. Au moins trois plaintes pénales pour insultes et menaces ont été déposées contre Freddy, au fil des ans. En quelques mots, tel est le profil du stalker de Romandie, comme l’appellent certaines de ses victimes. Le modus operandi est toujours un peu le même, les cas varient seulement dans leur gravité.
Depuis 2009, le désormais trentenaire a cyberharcelé au moins 73 femmes à travers toute la Suisse romande, a appris Blick. Témoignages, captures d’écran et documents — y compris judiciaires — à l’appui. Et nous n'avons pris en compte que les victimes attestées, qui ont accepté de transmettre leur nom à la police dans le cadre d'une dénonciation commune (on y reviendra).
Elles sont toutes nées entre 1995 et 1999. Elles sont surtout neuchâteloises, mais aussi vaudoises, jurassiennes, fribourgeoises ou encore valaisannes. Lui semble sévir depuis la Chaux-de-Fonds (NE). Parmi ces dizaines de femmes, que Blick a toutes contactées, 47 ont bien voulu détailler le calvaire que leur a fait vivre Freddy — parfois des années durant. Et le dernier cas connu date de juin 2024… Soit quinze ans après le début de son obsession pour les inconnues sur les réseaux.
73 femmes (très) en colère
Nous retrouvons Sarah, de son vrai nom, dans un bistrot neuchâtelois, un jour de semaine au mois d’avril. Cheveux bouclés et visage sérieux, elle touille son café. Si nous écrivons ces lignes, c’est grâce à son initiative: la jeune femme de 26 ans, fraichement diplômée de l’Université de Neuchâtel, a eu affaire à Freddy dès 2018.
Non seulement elle a porté plainte pour insulte, et le fait qu’il continue à lui écrire après qu’elle l’a bloqué, mais elle a aussi monté un dossier fort des coordonnées de 73 victimes, qu’elle a transmis à la police, avec une lettre de dénonciation. Nous avons pu avoir accès à tous ces éléments.
Tout a commencé sur un groupe Facebook, «Girls meeting», où Sarah a posté un message (ci-dessous) en 2021 avec le (vrai) nom du principal intéressé: elle y a appelé les potentielles victimes à venir témoigner, pour ensuite interpeller les autorités. Mais elle ne s’attendait pas à recevoir presque une centaine de réponses, preuves à l’appui.
En plus de sa plainte, fructueuse, au moins deux autres procédures du même type ont été déposées au Ministère public neuchâtelois. Et en transmettant les coordonnées des jeunes femmes qui disent avoir subi le cyberharcèlement du trentenaire aux forces de l'ordre, Sarah a également écrit une lettre de dénonciation au Ministère public.
«Espèce de conasse»
Quant à son propre cas, gagné face à la justice, Sarah raconte: «Il a d’abord commencé sur Facebook, en 2018, puis il est passé sur Instagram. Au début, je lui répondais plus ou moins gentiment, tout en me méfiant un peu: je ne savais pas d’où il sortait! Puis il a commencé à m’envoyer une avalanche de questions sur ma vie privée, mon entourage, les gens avec qui je suis amie sur les réseaux sociaux…»
Et l’étudiante en sciences sociales de poursuivre: «Ensuite, c’est plus ou moins la même histoire qu’avec les autres filles: si tu lui dis que tu ne veux plus discuter avec lui, ou que arrête de lui répondre, il s’énerve rapidement. Il commence à partir dans des délires misogynes: comme quoi on est toutes les mêmes, parce qu’on l’ignore ou le rejette. J’ai l’impression qu’il a vraiment une haine envers les femmes. Il ne comprend pas ce que signifie le consentement. Moi, il a fini par me traiter de connasse: j’ai déposé une plainte pénale. Il fallait bien que quelqu’un le fasse, vu l’ampleur du phénomène!»
Si Sarah a été la figure de proue de ce grand ralliement contre le stalker de Romandie, elle en a conscience, certaines ont dû faire face à des messages tout autant, voir plus agressifs que ceux qu’elle a reçus.
«Il allait la détruire»
Parmi les trois dont nous avons connaissance, la plainte pénale la plus ancienne remonte à plus de dix ans. Katia* a poursuivi Freddy car il «a tenté de convaincre Katia de revenir sur sa décision de mettre un terme à leur relation entretenue par le biais d’internet en la menaçant de pirater son compte Facebook». La sentence? En 2012, le cyberharceleur a été condamné à 300 francs de jours-amende au total, avec un sursis de deux ans, plus 400 francs de frais de dossier.
La procédure la plus récente que nous avons pu nous procurer, et peut-être la plus impactante, est quant à elle une plainte collective. Nora*, Nina* et Fabienne* ont, à leur tour, fait appel à la justice en 2023. En cause? Dans l’ordre, Freddy a créé et utilisé un compte Instagram avec le prénom de Nora, «pour envoyer des messages à environ 200 personnes en les importunant et portant ainsi atteinte à la considération» de la plaignante, peut-on lire dans l’ordonnance pénale rendue à La Chaux-de-Fonds en février 2024.
Il a aussi menacé Nina, via un de ses comptes Instagram, «en disant qu'elle était finie, qu'il allait la détruire». Idem pour Fabienne. Le jeune homme a ainsi écopé, pour tous ces chefs d’accusation, de 1500 francs de jours-amende, sans sursis. Avec 980 francs de frais de procédure à sa charge.
«Y’a assez de pétasses sur terre»
Et puis, il y a la misogynie. Un des cas les plus violents à cet égard est peut-être celui de Marie-Louise*, qui a subi les avances déplacées de Freddy à intervalles réguliers de 2014 à 2017, principalement sur Facebook. En 2014, la Vaudoise n’avait que 16 ans. Son cas, parmi ceux des 47 femmes qui nous ont répondu, est très représentatif du comportement du cyberharceleur. C’est aussi un des cas les plus graves.
Contactée, la jeune femme de désormais 26 ans explique: «Si je me souviens bien, cela a commencé de manière plutôt naturelle, avec des messages pour faire connaissance — ou bien il cherchait à me laisser penser qu’on se connaissait de quelque part, peut-être de l’école, c'était sur Facebook. Le nombre de messages est vite devenu assez conséquent. Dès le moment où j’ai posé une limite, ou bien cessé de répondre, il est devenu insultant, c’est vite devenu du harcèlement et des insultes.»
Ce sont d'abord des interpellations étranges… et sexistes, sur Messenger, le service de messagerie de Meta. Les captures d’écran en témoignent: «Marie-Louise, je me demandais un truc: pourquoi vous les filles vous êtes pas capables de vivres sans homme?» Puis le ton monte crescendo: «Et arrête de me poser des vents ça commence gentiment mais surement à bien m'énerver parce qu'au moment où j’envoie vraiment tout péter, ça va pas le faire».
Il le dit lui-même, dans son message de réponse à notre sollicitation: oui, Freddy est ce qu'on appelle un incel.
Quésaco? Cet anglicisme est un diminutif pour «Involuntary Celibate» (célibataire involontaire). Il désigne un homme célibataire malgré le désir d'être en couple. Ces hommes se retrouvent souvent sur des forum en ligne, et blâment les femmes et leur libération sexuelle, sociale et économique pour leur absence de relation avec elles.
Pour aller plus loin:
- Le récent cas de l'attentat d'un supposé incel déjoué à Bordeaux en France, relayé par «20 minutes»
- Un article du «Monde», qui relaie l'attaque de Toronto de 2018 qui a fait dix morts, et qui fut elle aussi perpétrée par un supposé incel.
Il le dit lui-même, dans son message de réponse à notre sollicitation: oui, Freddy est ce qu'on appelle un incel.
Quésaco? Cet anglicisme est un diminutif pour «Involuntary Celibate» (célibataire involontaire). Il désigne un homme célibataire malgré le désir d'être en couple. Ces hommes se retrouvent souvent sur des forum en ligne, et blâment les femmes et leur libération sexuelle, sociale et économique pour leur absence de relation avec elles.
Pour aller plus loin:
- Le récent cas de l'attentat d'un supposé incel déjoué à Bordeaux en France, relayé par «20 minutes»
- Un article du «Monde», qui relaie l'attaque de Toronto de 2018 qui a fait dix morts, et qui fut elle aussi perpétrée par un supposé incel.
Puis, Freddy dérape plus encore. Les derniers échanges de messages sont interloquants: «🖕🖕🖕🖕🖕🖕», «t’aime te faire baiser toi hein», «arrête de faire la connasse y’a assez de pétasses sur terre comme ça déjà», «réponds et montre que t’es polie et aimable», assène l'homme, dans une cascade de messages.
Marie-Louise déplore: «J’ai dû le bloquer au moins deux fois au total. J’ai malheureusement peu de souvenirs concrets de cette personne, outre le fait qu’on se sent effectivement tout de suite mal à l’aise et blessée par les insultes. Mais je n’ai pas porté plainte.»
Jusque dans la rue?
Un autre cas très représentatif, et interpellant, est celui de la neuchâteloise Elisa*. Elle nous confie: «Ça a commencé en 2020, et s’est terminé en 2021». Si Elisa n’a pas porté plainte non plus, car elle voulait pouvoir «passer à autre chose», elle dit qu'elle a aidé Sarah à constituer et déposer le dossier «Freddy» à la police.
Elle explique: «Tout a commencé par une discussion banale sur Facebook. Exerçant un mandat politique à l'échelle cantonale à cette époque, j'avais accepté de discuter au cas où il souhaiterait échanger sur la politique cantonale. Ce n'est que lorsqu'il a commencé à avoir des questions détaillées sur ma vie et mes passions que j'ai freiné le tout, en lui disant clairement que l'on ne se connaissait pas. Il a été vexé et c'est à ce moment-là qu'il est devenu insistant et insultant. Il essayait de me contacter régulièrement.»
Elisa pense que Freddy a peut-être été jusqu’à la suivre dans la rue, à Neuchâtel, une fois au moins — dans ses messages, il dit notamment l’avoir vue au funiculaire tel jour à telle heure... Elle a dû bloquer plusieurs comptes différents — tous étaient ceux de Freddy — sur Facebook, Instagram et même WhatsApp (élue au Grand Conseil, le numéro de la jeune femme était sur internet), car le cyberharceleur revenait à la charge. Y compris en se faisant passer pour… une femme.
Celle qui disait s’appeler Marine* sur Instagram lui a par exemple écrit: «J’aimerais juste discuter stp (...) de Freddy. Il m’a parlé de toi et il m’a dit que tu l’avais bloqué sans qu’il comprenne pourquoi. Tu serais d’accord de m’expliquer?» Elisa n’a pas été dupe, elle a directement bloqué le compte.
Probablement las de s’attaquer à elle, Freddy ne lui a plus réécrit. D'autres jeunes femmes, à l'image de Maya*, ont été moins patientes, et ont «affiché» Freddy sur leurs réseaux sociaux (captures d'écran ci-dessous). Via des posts de mise en garde, destinés à l'entourage féminin des victimes.
Freddy avoue et se justifie
Après avoir recueilli le témoignage de plus de quarante femmes, nous avons contacté Freddy. Il nous a répondu. Il commence par confirmer les procédures en justice, celle de 2012, puis les autres. Il commente: «Malheureusement la situation se répète malgré moi.»
Malgré lui? «Lorsqu’une femme me bloque et me rejette par surcroît de manière peu empathique et bienveillante, cela engendre une souffrance et une frustration qui me font beaucoup de mal», se justifie l’homme. Il se décrit comme «quelqu’un de discret et d’isolé. (…) J’ai toujours été le garçon sur lequel on s’acharne, (…) à cause de sa taille ou de son physique disgracieux.»
Il réfute en revanche le fait d’avoir suivi ses proies jusque dans la rue, pour les espionner, invoquant plutôt un simple subterfuge pour «montrer que je suis pas une fausse personne». Quant aux insultes et aux menaces, Freddy dit qu’il est facilement blessé et énervé par les femmes qui le rejettent. Mais il dit qu’il ne s’en prendrait jamais «physiquement ou sexuellement» à quelqu’un.
Se qualifie-t-il de misogyne, d’incel? Affirmatif… «Il m’arrive maintenant d’avoir une pensée misogyne», qui se serait «forgée durant ma vie (…) où j’ai été systématiquement rejeté, moqué et insulté à cause de mon physique». Il en est convaincu: «Les femmes ne s’intéressent qu’à l’apparence». Le terme incel, il le connaît aussi, et il s’y reconnait: «On peut me qualifier d’incel. Il m’arrive même parfois de visiter des forums ou des groupes d’hommes, qui sont comme moi, rejetés de tout le monde», et qui disent souffrir «de l’attitude parfois manipulatrice et agressive et hautaine des femmes».
Il confirme qu’il a, depuis «un certain temps», un suivi psychologique. Il invoque: «La société s’inquiète de la solitude des personnes âgées et c’est très bien mais personne ne s’inquiète de la solitude des jeunes qui existe et qui peut parfois faire des ravages.»
«Le Ministère public a fait ce qu’il pouvait»
On l'a dit, pour Sarah P., les condamnations en justice dont Freddy a fait l'objet ne sont pas à la hauteur de ses méfaits. Dans une lettre adressée au Ministère public neuchâtelois, transmise de concert avec les contacts et les captures d'écran des 73 victimes attestées de Freddy, d’après elle, Sarah. P. se dit «déçue et révoltée» par les décisions insuffisantes prises par la justice.
En termes de cyberharcèlement, la loi est en train de se mettre à jour. Le «stalking» est bien parti pour figurer dans le code pénal en tant qu'infraction spécifique. Le Conseil national a adopté, début juin, un projet en ce sens. Le Conseil fédéral le soutient mais met en garde contre des attentes trop élevées.
Contacté, Pierre Aubert, le procureur général de Neuchâtel, appelle à tempérer les attentes: «La disposition en gestation sur le harcèlement sera sans doute utile, (...) mais je crains qu’elle ne permette pas de régler beaucoup plus efficacement une affaire telle que celle dont il est question ici. Il faut admettre que la justice pénale n’a pas une réponse appropriée à tous les comportements humains, ce qui n’enlève rien au fait qu’elle reste indispensable.»
En termes de cyberharcèlement, la loi est en train de se mettre à jour. Le «stalking» est bien parti pour figurer dans le code pénal en tant qu'infraction spécifique. Le Conseil national a adopté, début juin, un projet en ce sens. Le Conseil fédéral le soutient mais met en garde contre des attentes trop élevées.
Contacté, Pierre Aubert, le procureur général de Neuchâtel, appelle à tempérer les attentes: «La disposition en gestation sur le harcèlement sera sans doute utile, (...) mais je crains qu’elle ne permette pas de régler beaucoup plus efficacement une affaire telle que celle dont il est question ici. Il faut admettre que la justice pénale n’a pas une réponse appropriée à tous les comportements humains, ce qui n’enlève rien au fait qu’elle reste indispensable.»
Confronté au cas Freddy, et aux mesures prises contre lui par le Ministère public, le procureur général du canton de Neuchâtel, Pierre Aubert, rétorque à Blick: «Sans remettre en cause l’utilité des sanctions, elles ne suffisent pas toujours à dissuader les auteurs de commettre à nouveau des actes répréhensibles, le plus souvent d’ailleurs les mêmes que ceux pour lesquels ils ont été condamnés. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’ils sont le fait d’un psychisme perturbé. En outre, la loi est ainsi conçue que les peines ou mesures privatives de liberté, soit l’emprisonnement ou le placement en institution de soins, ne peuvent être ordonnées que dans des cas particulièrement graves.» Et les actes de Freddy n’entrent pas dans cette catégorie, d’après la loi.
Il accepte, exceptionnellement, de brièvement commenter l’affaire en particulier. Pierre Aubert souligne que, si plus de femmes avaient déposé plainte, les sanctions prises contre Freddy auraient été plus corsées, à force de récidives: «ll y a bien eu une liste de nombreuses personnes apparemment touchées par le comportement de l’auteur mais ces personnes n’ayant pas déposé de plainte et les faits dont il est question ne se poursuivant que sur plainte, il n’était pas possible d’en tenir compte. Au demeurant, cela aurait probablement permis d’aggraver les sanctions prononcées mais non d’en changer la nature.»
Finalement, le chef de la justice se veut rassurant: «Le Ministère public évalue à l’aide d’un avis médical les risques que peut faire courir l’auteur à des tiers et tient compte autant que possible de cet avis. Tout cela a été fait», dans le cas de Freddy. «Le Ministère public a fait ce qu’il pouvait tout en étant conscient qu’il n’était malheureusement pas en son pouvoir de régler définitivement le problème.»
*Noms d'emprunt. Toutes les identités sont connues de la rédaction.