«C'est dans le quartier du Letten que j'ai fait ma première injection. Je me souviens encore très bien de l'homme qui m'a injecté de l'héroïne dans ma veine. Il avait une grosse barbe», raconte Nina. Au départ, se piquer soi-même est un obstacle. Mais il est rapidement surmonté.
Nina et les trois hommes assis à côté d'elle, Stefan, Heiner et Claudio, acquiescent. La femme de 51 ans est une ancienne dépendante à l'héroïne, une addiction qui l'a poursuivie durant des années. Tous les quatre ont fréquenté l'enfer de la drogue à Zurich, dans un lieu bien connu des Suisses: le Platzspitz, connu aussi sous le nom de «Needle-Park» (parc à aiguilles).
A partir de 1986, de plus en plus de personnes toxicodépendantes affluent vers cette scène ouverte de la drogue, s'injectant leur dose en plein air. Au milieu des années 90, l'épidémie d'héroïne est à son apogée. Chaque année, plus de 400 décès sont provoqués par cette drogue.
Le 5 février 1992, les autorités zurichoises lancent une grosse opération d'évacuation du Platzspitz. Les toxicodépendants n'ont alors pas d'autre choix que de se rabattre dans le quartier de Letten, au nord de la ville. Là-bas, la situation est encore pire. La police finit par fermer le 14 février 1995 la gare désaffectée à l'aide de fil de fer barbelé. Cette fois, l'évacuation réussit. Cela fait 30 ans que la scène ouverte de la drogue a été démantelée à Zurich.
Ils se souviennent de l'odeur
«Je voulais voir ce qu'était le Letten», confie Nina. A ses 15 ans, l'adolescente fume pour la première fois de la meth, avant de se rendre à Zurich en moto avec son amour de jeunesse. Là-bas, elle teste l'héroïne, avant de sombrer. Ceux qui sont allés au Letten se souviennent surtout de la puanteur qui se dégageait, de l'état d'abandon, de la saleté, de la misère.
André Seidenberg, un médecin âgé à l'époque d'une quarantaine d'années, y distribuait des seringues propres avec d'autres collègues. Il est considéré comme un pionnier de la première heure, qui militait pour une distribution médicale et contrôlée de la drogue. Il se rappelle des héroïnomanes assis sous un pont et sur les rails. «Il y avait des aiguilles qui traînaient partout et des fix (outils pour doser la drogue) déchirés. C'était effrayant et très dangereux.»
«Je suis devenu accro dès le premier jour»
Au tour de Stefan de livrer son expérience. Ce Thurgovien s'est rendu pour la première fois sur le Platzspitz à 18 ans. Curieux, il voulait découvrir les sensations de l'héroïne. «J'avais une relation compliquée avec mes parents, j'étais instable. Avec la drogue, je me sentais libre. Tous mes problèmes avaient soudainement disparu.» Les trois autres acquiescent, connaissant exactement la sensation que décrit l'homme âgé de 57 ans aujourd'hui.
Addict, il commence à voler de l'argent à son père. Il se rend chaque soir à Zurich pour tout dilapider en héroïne. «Je suis devenu accro dès le premier jour au Platzspitz.» Lorsque la police chasse les toxicomanes de la place et que la misère se déplace à quelques centaines de mètres plus loin, Stefan suit le mouvement. Au Platzspitz, les consommateurs se transforment en dealers pour pouvoir financer leur dose. De plus en plus de personnes viennent y dealer, exploitant la vulnérabilité des toxicomanes: un gramme d'héroïne est vendu pour 600 francs.
La situation s'envenime chez Stefan, lorsque ses parents découvrent son addiction et ses seringues. Il quitte alors le foyer familial pour Zurich. Pour financer sa dépendance, Stefan commence à voler. Sauf qu'il finit par se faire prendre avec 1,4 kilo de cocaïne sur lui. Il passera quatre ans à la prison de Pöschwies, dans la commune de Regensdorf. Sa sœur de quatre ans sa cadette est, elle aussi, depuis longtemps dépendante de l'héroïne. Son colocataire à Zurich, également addict, se tire un jour une balle dans la tête. Au Letten, chacun est plongé dans sa propre spirale.
Même les ambulanciers ne peuvent plus rien faire
«Le Letten était comme un supermarché. On ne trouvait nulle part aussi facilement de la drogue que là-bas», raconte Heiner, 53 ans. Il fréquente l'univers de la drogue à Lucerne, à la Eisengasse, au cœur de la vieille ville. Mais Zurich était le paradis de la drogue: abondance, meilleure qualité, prix plus avantageux.
«J'ai eu peur quand je suis arrivé à Zurich. Il y avait tant de gens, tant de drogues, tant de misère», affirme Heiner, qui arrive pour la première fois dans la ville à 17 ans. Il allait chaque jour à Zurich pour se procurer ses trois doses quotidiennes de drogue: une consommée directement sur place, une pour le soir à la maison, et une dernière le matin avant de commencer le travail. «J'étais un enfant du Letten.»
Dans sa prise de parole, il évoque l'impétigo, une infection de la peau notamment provoquée par les injections, qui s'aggrave si l'on ne se lave pas et si l'on se gratte. Il s'attarde longuement sur les policiers qui encerclaient les toxicomanes, et des dealers qui les poignardaient par-derrière.
Il explique la fois où une balle en caoutchouc l'a atteint, et parle des personnes pour lesquels même les ambulanciers ne peuvent plus rien faire. Les décès dus à la drogue ont fait réfléchir Heiner, mais il fallait bien qu'il satisfasse sa dépendance, comme il le dit.
Des jeunesses bouleversées
Nina n'a pas supporté le divorce de ses parents. Stefan a cherché l'acceptation à la maison, en vain. Heiner a quant à lui grandi au sein d'une sorte de secte, l'association Saint-Michel, où il n'y avait «ni amour, ni perspective». Les adeptes croient à la fin du monde. Tous ces jeunes étaient en quête de stabilité, de réconfort. Et ce réconfort, c'est l'héroïne qui la leur a apporté, brièvement.
De son côté, Claudio, 65 ans, a eu une enfance plus tranquille. Mais malgré ses bonnes relations avec ses parents, il est malheureux, insatisfait de sa vie. Il se rend pour la première fois à Zurich à l'âge de 20 ans. Et comme tant d'autres, Claudio finira par s'injecter de l'héroïne dans le cou, car il ne ressent plus rien ailleurs.
Il emménage dans un appartement à Zurich avec une femme et son enfant de trois ans. Sa compagne mourra d'une overdose, plongeant Claudio dans une violente dépression. Il tombe de plus en plus bas, l'alcool venant compléter son addiction à l'héroïne.
Sortir de la tempête
Nina, Stefan, Heiner et Claudio essaient de se détacher de la drogue et commencent des thérapies de détox. Aujourd'hui, tous les quatre sont sevrés: c'est-à-dire qu'ils prennent des substances de substitution à la drogue, comme la méthadone, la kétalgine ou la morphine, leur corps étant trop habitué. «En règle générale, les personnes dépendantes aux opioïdes ne peuvent plus jamais arrêter. Les chances qu'ils arrêtent définitivement sont inférieures à 5%», explique André Seidenberg.
Le médecin plaidait pour une distribution contrôlée de la drogue. Pendant longtemps, les autorités de Zurich étaient opposées à ces mesures, préférant chasser les toxicomanes, en les enfermant ou en voulant les forcer à l'abstinence.
«Les personnes toxicodépendantes aussi doivent pouvoir vivre normalement, et elles ne peuvent le faire que si elles peuvent prendre des opioïdes tous les jours de manière sûre», explique André Seidenberg. Enfin, au milieu des années 90, Zurich entend raison et trouve le moyen de résoudre cette catastrophe sociale.
Le monde entier a d'abord eu les yeux rivés sur Zurich pour ses ravages liés à la drogue, puis pour sa politique progressiste en matière de drogue. C'est la première ville du monde à avoir mis en place la distribution d'héroïne contrôlée par l'Etat pour les toxicodépendants. L'enfer de la drogue est un chapitre que Zurich préférerait oublier. Tout comme Nina, Stefan, Heiner et Claudio. Mais il ne faut surtout pas oublier.