La salle d’accouchement de l’hôpital d’Einsiedeln, dans le canton de Schwytz, est déserte. Aucun bébé n’y est né depuis la mi-octobre. L’hôpital a fermé sa maternité jusqu’à la fin de l’année. La raison: le manque de personnel qualifié. Mais l’enquête menée par Blick montre que le problème va bien au-delà.
L’année dernière déjà, l’hôpital avait fait les gros titres dans toute la Suisse lorsque tous ses médecins assistants avaient démissionné en bloc. Depuis, l’affaire a pris une nouvelle ampleur: une douzaine de cadres quitteront l’établissement d’ici à la fin de l’année. Parmi eux, des responsables des soins, des urgences et de la gestion de la qualité.
«La fluctuation du personnel est énorme et la situation ne fait qu’empirer», se désole une source interne. Blick a mené des entretiens approfondis avec plusieurs collaborateurs et collaboratrices de l’hôpital d’Einsiedeln. Beaucoup occupent ou ont occupé des positions importantes. Ils dressent un tableau effrayant du fonctionnement de cet hôpital de campagne, en Suisse centrale. Afin de protéger leur identité, tous les témoignages ont été anonymisés.
Certains racontent que des collaborateurs travaillaient parfois pendant 48 heures sans pause! Ou qu’ils étaient de piquet 24 heures sur 24 pendant plus de 12 jours d’affilée, un tournus qui n’est pas autorisé par la loi: «Nous sommes épuisés, confie une des personnes interrogées. Nous devons nous attendre à toujours être disponible pour intervenir.» Plusieurs sources doutent que la sécurité des patients soit encore garantie dans ces conditions.
Une campagne de recrutement en Allemagne
Le terme de mobbing revient également. D’anciens employés racontent avoir été licenciés par courrier, sans entretien personnel, après des années de service pour avoir osé remettre en question les processus internes. Pour contrer ce changement important de personnel, l’exploitant de l’hôpital, Ameos, a lancé une campagne de recrutement.
Les profils recherchés: infirmiers, médecins, mais aussi cadre. De toute évidence, Ameos compte principalement sur du personnel médical originaire d’Allemagne pour repourvoir les postes vacants. «Vous souhaitez travailler en Suisse? Nos lieux de travail vous enchanteront plus que jamais! Willkommen, Bienvenue, Welcome!», peut-on lire sur les annonces pour l’hôpital d’Einsiedeln.
Des salaires généreux pour les intérimaires
L’exploitant attire les candidats avec des salaires horaires généreux. Par exemple, 150 francs pour une sage-femme. C’est trois fois plus que le salaire habituel pour ce poste. Les rémunérations des intérimaires sont plus mirobolantes encore: des infirmiers diplômés toucheraient un salaire mensuel allant jusqu’à 25’000 francs, selon les initiés.
Miser sur les intérimaires pour maintenir l’activité de l’hôpital, voilà le pari d’Ameos. Une stratégie qui a des conséquences: «Les intérimaires ne connaissent pas les procédures, ce qui conduit à des situations délicates», explique une source interne. Aux dépens des patients, à nouveau.
Alors que certains touchent des salaires faramineux, d’autres se retrouvent sans emploi. Plusieurs aides-soignants et aides-cuisiniers ont été licenciés depuis l’arrivée d’Ameos à Einsiedeln en 2020. Le restaurant de l’hôpital est devenu un self-service. Des distributeurs de repas ont été installés, pas toujours facile d’utilisation pour les patients. «On économise aux mauvais endroits», déplore une source.
Des médecins qui se prennent pour des rois
Les médecins agréés font partie de ceux qui gagnent le plus. Ils ne sont pas employés directement par l’hôpital d’Einsiedeln, mais y pratiquent des interventions ambulatoires et constituent une source de revenus importante pour l’hôpital. «Les médecins agréés se comportent comme des rois», souffle-t-on dans les couloirs. Ils profiteraient des infirmières comme des secrétaires. Plusieurs informateurs s’accordent à dire que tous les médecins de l’hôpital d’Einsiedeln – qu’il s’agisse de médecins salariés ou de médecins agréés – ne respectent pas leur obligation de documentation et de prescription.
Seuls les médecins sont habilités à prescrire des médicaments. «Mais ils refusent de travailler avec les outils numériques», rapporte une personne. Ailleurs, on glisse que certains médecins font des prescriptions sur des fiches de repas. Selon ces sources, ce sont les infirmiers qui font les prescriptions à proprement parlé dans le Système d’Information Hospitalier (SIH). Problème: c’est alors le personnel soignant qui porte la responsabilité en cas d’erreur médicale.
L’hôpital sous surveillance cantonale
Les irrégularités au sein l’hôpital d’Einsiedeln n’ont pas échappé au canton. Il y a un an, l’inspection cantonale a examiné le fonctionnement de l’hôpital plusieurs jours, une véritable «razzia», selon des sources internes. Six mois plus tard, un rapport de 130 pages avec des recommandations à l’attention de l’hôpital a été établi. En vertu de la loi sur la transparence, Blick a demandé à consulter ce document. Mais la demande a été rejetée par l’Office de la santé publique de Schwytz. Faire valoir ce droit par voie juridique prendrait des mois.
Le 7 novembre de cette année, le canton est revenu à la charge. C’est ce que montre un courrier interne que Blick a pu consulter. Il est adressé au directeur de l’hôpital et signée par le conseiller d’État schwytzois, Damian Meier. Est-il question de retirer des mandats de prestations à l’hôpital? Interrogé à ce sujet, le canton reste discret.
Dans une interview récente avec le quotidien «Bote der Urschweiz«, le responsable cantonal de la santé Damian Meier a avoué que «la situation autour de la maternité de l’hôpital d’Einsiedeln était préoccupante». Avant d’ajouter: «Malgré la pénurie de personnel qualifié, il devrait être possible de continuer à fournir cette prestation importante.» À chaque fois, le canton n’aurait été informé des décisions de l’hôpital qu’à court terme.
La direction dément
Pour les sources avec lesquelles Blick s’est entretenu, il est clair que «l’hôpital doit être fermé». Et plutôt tôt que tard. «Il est minuit moins cinq», glisse l’une d’entre elle. De son côté, Ameos rejette catégoriquement toutes les accusations.
Interrogé par Blick, son directeur Daniel Schroer estime que les licenciements se situent dans la fourchette attendue. «Tous les postes importants à l’hôpital ont été pourvus ou sont en cours de pourvoi», rassure-t-il. Il promet que la qualité des soins des patients n’est pas affectée par les fluctuations du personnel. Le recours à des intermédiaires ne serait qu’une mesure de dernier recours, selon lui.
L’hôpital d’Einsiedeln aurait déjà été en difficulté avant le rachat par Ameos. En 2019, il avait enregistré une perte de 6,7 millions de francs. Le modèle économique du groupe hospitalier privé est de reprendre les établissements de santé en difficulté et de parvenir à réaliser ensuite de belles économies. Un projet (trop) ambitieux?
Les patients boudent l’hôpital
Dans la région, le fait que l’hôpital d’Einsiedeln va mal est connu. «En septembre, seuls 16 lits sur plus de 80 étaient occupés», rapporte une source. La maternité n’aurait pas été fermée uniquement par manque de personnel, mais aussi parce que les mères préfèrent mettre au monde à Lachen ou à Schwytz. Ameos ne communique pas de chiffres sur le taux d’occupation, se contentant de dire, à la demande du Blick, qu’ils se situent «dans la fourchette normale».
La salle d’accouchement rouvrira-t-elle en janvier, comme l’a annoncé Ameos? Les initiés en doutent. «Ils ne parviendront jamais à recruter et à former suffisamment de personnel d’ici là», affirme une source. Et quand bien même: il faudrait encore convaincre les futures mères de venir à Einsiedeln pour accoucher.