Le paradoxe est étonnant. D'un côté, les Romands sont nombreux à se dire étranglés par l'inflation. Les salaires n'augmentent pas, le pouvoir d'achat a diminué et l'accès à la propriété est de plus en plus compliqué. De l'autre, les destinations touristiques suisses sont en plein boom... Alors que le pays est le lieu de vacances le plus onéreux du globe!
Genève, qui figure dans le top 3 des villes les plus chères au monde, bat son record de nuitées. Selon la «Tribune de Genève», la cité de Calvin caracole même dans le top 5 des meilleures destinations touristiques européennes pour 2024.
Zermatt et son légendaire Mont Cervin, depuis toujours prisée des voyageurs, n'en peut plus des visiteurs. Au point qu'elle souhaite instaurer une taxe pour lutter contre le tourisme de masse.
Qui sont ces gens qui peuvent encore se permettre de voyager en Suisse? Genève va-t-elle devenir la nouvelle Barcelone? À quel moment les vacanciers deviennent-ils insupportables? Blick fait le point sur la situation touristique suisse avec le docteur Alain Imboden, responsable de filière Tourisme à la Haute École spécialisée de Suisse occidentale en Valais.
Alain Imboden, qui sont ces touristes qui énervent les habitants de Zermatt?
On ne peut pas dire qu’il y ait une catégorie de touristes qui énerve Zermatt. C’est leur volume croissant et certains comportements qui sont à l’origine de ce phénomène. Ce volume important est dû à la notoriété de Zermatt. Pour les Suisses comme pour les touristes internationaux, Zermatt et son Matterhorn est une destination qu'il faut voir, un point à cocher sur sa liste.
Mais d'où viennent-ils?
Il y a une grosse présence de touristes suisses, bien plus importante encore que ce tourisme international: en 2023, Zermatt a accueilli plus d’un million de Suisses, alors que la 2ᵉ région d'origine la plus importante, l’Amérique du Nord, représentait un peu moins de 300'000 touristes.
Domestiques et internationaux sont aussi agaçants les uns que les autres?
Encore une fois, ce n’est pas forcément l’origine des touristes qui contribuent à un éventuel énervement, mais en premier lieu leur volume. Il ne faut pas non plus oublier qu’aux touristes suisses et étrangers qui passent une ou plusieurs nuits à Zermatt s'ajoutent ce qu’on appelle des visiteurs d’un jour, passant seulement la journée à Zermatt.
La taxe que souhaite instaurer Zermatt est de douze francs. Une si petite somme, ça fonctionne vraiment?
Pour les Tour Operators qui organisent des circuits, douze francs de plus ou de moins ne changeront rien. C'est un peu comme ajouter une option peu onéreuse alors qu'on s'achète une voiture de luxe. En revanche, cela peut faire réfléchir les familles suisses qui souhaiteraient passer une journée à Zermatt, et doivent ajouter douze francs par personne. Leur choix peut se placer sur un lieu qui n'impose pas une telle taxe.
De leur côté, les Genevois se réjouissent de ce boom du tourisme... Partaient-ils de très bas?
Non, cette ville a toujours été prisée. Cette soudaine croissance est difficile à expliquer, mais c'est une ville internationale avec des atouts culturels, également centrale pour graviter en Europe. Elle n'apparait pas soudainement sur la carte du tourisme.
Mais qui part en vacances à Genève?
Pour les habitants, c'est peut-être la routine, mais la ville est relativement attractive. Genève était très connue pour le tourisme d'affaire, qui a beaucoup baissé depuis le Covid. C'est une hypothèse, mais la ville peut avoir mis l'accent sur le tourisme de loisirs et d’autres marchés cibles dans sa promotion pour compenser cette baisse.
Les gens n'ont plus de sous et voyagent dans l'une des villes les plus chères du monde?
L’inflation est là, mais dans beaucoup de pays d’Europe, elle revient à un taux vu comme normal. Par ailleurs, le phénomène du «tourisme revanchard», apparu après le Covid, désigne le fait que les gens dépensent encore plus qu'avant. Même si ce n'est pas très raisonnable, les gens ont envie de voyager, proche ou loin. Cette envie d'explorer existe en nous et il faut relativiser l'impact de l'inflation, mais c'est vrai qu'il y a un peu un paradoxe. Passer une semaine en Suisse, selon son pays d'origine, a un coût élevé.
À quel moment les habitants n'en peuvent plus des touristes? Peut-on le mesurer?
Oui, ces modèles existent depuis plus de 40 ans. Les questions sont toujours les mêmes, bien que les méthodes aient évolué. Jusque dans les années 1990, on mesurait la capacité d'accueil, avec les nombres de lits ou la capacité des transports publics. Aujourd'hui, on parle de social carrying capacity, ou capacité sociale d'accueil en prenant en compte l’impact du tourisme sur la communauté locale.
Comment la mesure-t-on?
On mesure le rapport entre ce que les touristes apportent à la communauté, en termes de bénéfices, mais aussi de contraintes. Si ces dernières sont plus importantes que les bénéfices, c'est là que les habitants se demandent pourquoi ils doivent souffrir de la situation. Avec ces modèles, on essaie aussi de mesurer la qualité de vie perçue par la communauté accueillant les touristes et devant cohabiter avec eux.
Est-ce possible d'en tirer un seuil précis qui permettrait de tirer la sonnette d'alarme?
Une étude s'est penchée sur Berlin, où les nuitées ont doublé entre 2007 et 2017. Elle essaie, avec des formules mathématiques, de déterminer exactement le chiffre à ne pas dépasser en matière de touristes. Les chercheurs ont conclu qu'en moyenne, il ne faudrait pas excéder 27 nuitées par habitants en moyenne sur l’année, mais l’étude montre aussi que ce ratio peut fortement varier selon la saisonnalité ou encore selon les différentes parties de Berlin. L'aspect humain reste néanmoins très difficile à mesurer et de très nombreux facteurs liés au tourisme peuvent l’influencer.
La tolérance envers les touristes change d'une personne à l'autre?
Oui, cela peut varier si vous et votre famille vivez du tourisme, ou si vous n'avez aucun lien avec l'industrie et êtes seulement gêné par leur présence. Un modèle connu, l'index d'irritation, découpe les phases d'appréciation des habitants face aux touristes. Il y a d'abord l'euphorie, quand le tourisme et l'argent arrivent. L'apathie ensuite – on s'habitue – mais il faut peut-être payer plus d'impôts et faire des investissements. Vient après l'agacement, quand le tourisme augmente rapidement. Et enfin, l'antagonisme, les gens sont dans la rue comme à Ibiza ou Barcelone, cela peut finir en confrontation physique ou verbale.
Les touristes rendent violent?
La plupart des destinations n’atteignent heureusement pas ces deux dernières phases, mais le modèle est utilisé pour expliquer les réactions quand le tourisme apporte plus de contraintes que de bénéfices et que des solutions doivent être trouvées pour assurer un accueil de qualité tout en prenant en compte la communauté locale et ses revendications.
Qu'est-ce qui cristallise ces tensions?
Ça peut être l'accès à l'eau, l'accès aux plages, l’accès au logement, le trafic ou la place prise par les touristes dans les transports publics alors que les habitants sont en retard pour le travail... Dès que le ratio n'est pas donnant-donnant entre les contraintes et les avantages, les locaux peuvent mal le vivre. C'est également le cas pour les destinations où les retombées économiques sont très importantes, mais vont dans les poches de grands groupes, et ne sont pas réinjectées dans la communauté locale.
Cela existe en Suisse? Y a-t-il des lieux où le tourisme nuit au quotidien des locaux?
Oui, ça existe. Quand vous parlez aux représentants de destinations très connues en Suisse, surtout alpines, ils confient souvent que les locaux ne peuvent plus habiter sur leur lieu d’origine par exemple. Le prix d'un chalet ou appartement à Verbier ou à Zermatt n'est plus accessible à certains natifs.
Voyager low cost en Suisse, c'est impossible?
Il est difficile de parler de vacances low cost en Suisse, par contre essayer d’en réduire le coût est un phénomène connu. En haute saison, on peut facilement observer certains touristes qui arrivent dans les destinations alpines avec le coffre rempli de nourriture pour la semaine. Le phénomène van life prend de l'importance depuis le Covid, ce qui est un moyen de visiter notre pays sans dépenser une fortune. Et puis, il y a une hiérarchie des destinations. Bien qu'une nuit d'hôtel soit toujours chère ici, il y a des destinations plus abordables que d'autres.
Le luxe de certaines communes alpines et la vie en van peuvent-ils cohabiter?
Je fais un parallèle entre la van life et le marché du ski de randonnée, qui apporte des retombées économiques bien moindres que le ski alpin. Il y a deux extrêmes: les destinations qui n'investissent rien du tout pour accueillir ce type de pratiques, et d'autres qui considèrent ce marché, moins important certes, mais qui existe. Pour être durable, on ne peut plus uniquement miser sur le tourisme de masse, on peut aussi s'occuper de ces gens adoptant un tourisme de niche aux retombées économiques moindres, mais néanmoins existantes. Les deux ne sont pas incompatibles. Je rappelle qu'il y a une auberge de jeunesse à Zermatt.