Après une énième annonce de hausse des primes, les acteurs de la santé se rejettent mutuellement la responsabilité pour expliquer les raisons de ces coûts élevés. Thomas Boyer, CEO du Groupe Mutuel, veut mettre fin à cette situation. Le patron de la troisième plus grande caisse maladie de Suisse demande la mise en place d’une task force santé sur le modèle de celle qui avait été introduite pendant le Covid. Blick l’a rencontré à Lausanne pour une interview.
Monsieur Boyer, l’explosion des primes met la classe moyenne en difficulté. Où voyez-vous des possibilités d’action pour enfin freiner la spirale des coûts?
Le choc des primes le montre: nous ne maîtrisons plus les coûts. Il y a deux raisons principales à cela. Premièrement, il y a un besoin de rattrapage. Entre 2019 et 2022, nous avons maintenu les primes stables alors que les coûts de la santé ont augmenté de 10%. Le principal directeur de la santé, Lukas Engelberger (ndlr: conseiller d’État du Centre à Bâle-Ville et président de la Conférence des directeurs cantonaux de la santé), a déclaré la semaine dernière dans vos colonnes que les caisses maladie s’étaient trompées sur les primes.
Et c’est le cas?
Non. Nous avons sciemment sous-estimé les primes – sous la pression des politiques. On nous a demandé de réduire les réserves. Il était donc clair que les primes ne couvriraient pas les coûts cette année. Deuxièmement, les coûts ont augmenté beaucoup plus que prévu.
Que faut-il donc faire?
A court terme, nous pouvons agir sur le prix des médicaments. Nous utilisons environ 50% de génériques en moins que d’autres pays et nous payons le double pour cela. A moyen terme, nous devons agir sur la planification hospitalière. Avec environ 580 sites, nous avons la plus forte densité d’hôpitaux en Europe après la France. C’est beaucoup trop! Nous devons nous éloigner de la planification hospitalière cantonale. Le paysage hospitalier pour la Suisse doit être défini au niveau suprarégional, voire central.
Vous soutenez ainsi la revendication du président de Santésuisse Martin Landolt, selon laquelle les cantons doivent être dépossédés de leurs pouvoirs en matière de planification hospitalière?
Tous les cantons ne peuvent pas tout proposer dans leurs hôpitaux. Ce n’est pas efficace et la qualité en pâtit, surtout en période de pénurie de spécialistes. En Suisse, il y a désormais plus de spécialistes que de médecins de famille. L’accès au système de santé n’est donc plus garanti pour beaucoup. Dans la formation aussi, le système est dépassé.
Une carrière de spécialiste est économiquement plus intéressante que celle de médecin de famille…
Je suis volontiers prêt à discuter de meilleurs salaires pour les médecins de famille, mais alors nous devons en même temps faire des concessions pour les spécialistes. En outre, nous avons besoin d’une révision du catalogue des prestations – et ce sans tabou. De nouvelles prestations ne devraient être intégrées que si une autre prestation est supprimée en même temps. Prenons l’exemple des psychologues. Je ne dis pas qu’ils ont eu tort de pouvoir nous facturer directement depuis le 1er janvier. Mais cela nous coûte 300 millions supplémentaires par an. 1% de l’augmentation des primes pour 2024 est nécessaire, uniquement pour cette raison. La question est la suivante: quelles sont les prestations qui figurent aujourd’hui dans le catalogue et qui n’ont pas obligatoirement leur place dans l’assurance de base?
Selon vous, le catalogue de prestations ne doit donc pas seulement être plafonné, mais réduit?
Prenons par exemple l’acupuncture ou la médecine chinoise en général: je ne pense pas que nous ayons besoin de solidarité dans l’assurance de base pour de telles prestations.
Vous voulez donc supprimer la médecine alternative de l’assurance de base?
Pas toutes les méthodes de traitement. Nous savons, grâce à une étude commandée par le Conseil fédéral, que 20 à 25% des prestations sont inutiles ou inefficaces. Il faudrait les rayer du catalogue. Il faut enfin se rendre compte que nous ne pouvons pas tout avoir à des coûts constants.
Et à long terme? Le système de santé doit-il être restructuré?
Nous avons besoin d’un changement de paradigme. Aujourd’hui, le prix d’un traitement est défini, mais pas la quantité. Le fournisseur de prestations peut déterminer lui-même le nombre de traitements. C’est pourquoi les hôpitaux compensent les pertes financières par un plus grand nombre de traitements. Il faut de nouveaux modèles de financement qui récompensent la qualité fournie et non le nombre de traitements. Nous testons actuellement différentes idées venant de l’étranger.
Par exemple?
Nous pourrions mettre à disposition un capital santé par personne. Le fait qu’une personne soit en bonne santé ou non ne joue alors plus aucun rôle. Ou bien nous pourrions rémunérer la qualité des prestations selon des critères clairement définis. Actuellement, le Groupe Mutuel mène un projet pilote dans ce sens avec l’Hôpital universitaire de Bâle et l’Hôpital de La Tour à Genève.
Vous demandez la création d’une task force santé. A quoi servirait-elle?
Les acteurs du système de santé doivent cesser de se rejeter mutuellement la faute. Nous sommes tous responsables. Le fait que les coûts dérapent pèse lourdement sur les familles et la classe moyenne. C’est pour eux que nous devons agir. Je demande que les cantons, la Confédération, les assureurs, les hôpitaux, les médecins, les organisations de patients et l’industrie pharmaceutique se réunissent autour d’une table et élaborent ensemble des mesures. Au final, le Parlement doit avoir le courage de décider.
Les propositions ne manquent pas. Seulement, les acteurs de la politique de la santé se renvoient la balle depuis des années.
Cela fait 13 ans que nous nous battons pour un financement uniforme des hôpitaux. Mais c’est impossible! Le surveillant des prix Stefan Meierhans a montré sur SRF une liste de plus de 30 mesures de maîtrise des coûts qui sont prêtes sur la table, mais que les politiques ne mettent pas en œuvre. Nous devons enfin nous rassembler et trouver des solutions ensemble.
Les caisses maladie, qui disposent d’un grand lobby au Palais fédéral, sont en première ligne.
Oui, mais ce sont les cantons qui ont actuellement le plus grand lobby. Le financement uniforme des hôpitaux est bloqué depuis des années au Conseil des Etats par les représentants des cantons. Ceux-ci ont un grand conflit d’intérêts: ils font la planification hospitalière, doivent veiller à ce que les hôpitaux restent rentables tout en déterminant l’admission des médecins et en fixant les prix.
Vous voulez mettre fin à ce petit jeu, mais vous y participez vous-même en pointant du doigt les cantons, non?
Il ne s’agit pas pour moi de rejeter la faute sur les cantons, mais de nommer les problèmes. La directrice de l’Association des hôpitaux a affirmé dans vos colonnes que sans marketing et sans concurrence, les caisses maladie pourraient économiser des milliards. Ces chiffres sont faux. Mais à quoi servent ces querelles? Les acteurs se montrent du doigt pour ne pas avoir à agir eux-mêmes.
Rien à dire donc du côté des caisses maladies?
Nous avons nous aussi une grande responsabilité et nous n’avons pas tout fait correctement. Mais nous avons toujours avancé en faisant des compromis. Nous avons malheureusement perdu cela de vue ces dernières années. Le bon sens doit revenir, et ce chez tous les acteurs du système de santé.
Vous dites que les assureurs ont également commis des erreurs. Lesquelles?
On nous reproche de représenter plusieurs côtés de la branche. Ce n’est effectivement pas possible. Nous devrions nous mettre d’accord sur une représentation forte. En outre, les assureurs doivent eux aussi continuer à réduire les coûts, à innover et à développer de nouveaux modèles. Il est urgent de faire bouger l’ensemble du système, sinon il sera trop tard. Notre système de santé mérite mieux qu’un scénario à la Credit Suisse, dans lequel nous devons prendre la seule solution restante à la dernière minute.
La demande d’une caisse unique trouve un écho favorable auprès de la population, comme le montrent les sondages. Une perspective inquiétante pour les caisses maladie?
Si les hommes et les femmes politiques au Parlement dépensaient autant d’énergie qu’ils le font actuellement dans la campagne de votation en diffusant leurs idées dans les médias, notre système de santé se porterait nettement mieux. Malheureusement, le débat est trop souvent mené de manière idéologique et démagogique. L’introduction d’une caisse unique nous ferait perdre des années supplémentaires sans résoudre le problème des coûts élevés de la santé.
Ces dernières années, les salaires des managers des caisses maladie ont également fortement augmenté avec les primes. Avec près de 800’000 francs, vous gagnez nettement plus qu’une conseillère fédérale. Comprenez-vous que les gens qui doivent payer de plus en plus à la caisse s’en irritent?
Le Groupe Mutuel est bien plus qu’une caisse maladie. Nous sommes l’un des plus grands assureurs pour les entreprises, nous sommes actifs dans la vie individuelle et dans la prévoyance professionnelle. Nous générons deux milliards de primes en dehors de l’assurance de base. Mon salaire, comme celui de tous les collaborateurs, est fixé sur la base de comparaisons sectorielles. La discussion sur les salaires des managers est un écran de fumée. Une manœuvre de diversion. S’ils sont plafonnés, les primes baisseront de quelques centimes. Est-ce vraiment là le grand défi du système de santé?
Alain Berset se retire à la fin de l’année après avoir été ministre de la Santé pendant douze ans. Quel bilan tirez-vous de son mandat?
Alain Berset a pris en main de nombreux sujets et a fait preuve de leadership. Il a fait ce qu’il pouvait faire seul, par exemple en adaptant les tarifs en 2018. Cela a permis que, pour une fois, les coûts n’augmentent pas. J’ai beaucoup de respect pour son travail. Mais il faut maintenant une nouvelle dynamique. Le changement à venir au ministère de la Santé est une chance. J’espère que le successeur de Berset apportera des idées nouvelles. Il faut quelqu’un qui rassemble les acteurs. Sans tabous et sans idéologie.