Les yeux de la libraire pétillent lorsque je demande «La Saltimbanque», l’autobiographie d’Estelle Revaz: «Ah oui, la jeune femme qui vient de faire passer une motion!» C’est bien elle, la virtuose musicienne de 34 ans ayant pris d’assaut le Parlement. Et sa récente victoire sous la Coupole semble avoir marqué les esprits.
Le 26 septembre, le Conseil des États validait sa toute première motion, intitulée «Lutter contre la pauvreté en reconduisant le programme de prévention et en adoptant une stratégie nationale». Voilà la troisième fois qu’Estelle Revaz parvient à mettre d’accord tous les partis, elle qui s’était précipitée à Berne en 2020, archet en main, pour défendre les droits du milieu culturel malmené par la pandémie.
Comment la socialiste élue en 2023 s'y prend-elle pour continuellement harmoniser la jungle politique, telle Orphée berçant Cerbère? De sa voix décidée, son ton fluide et énergique, elle nous explique les enjeux et les effets concrets de cette victoire.
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Estelle Revaz, qu’avez-vous ressenti en apprenant le succès de votre première motion?
C’était la première fois que je portais un projet en mon nom, c’était un soulagement énorme et un vrai tourbillon d’émotions. Le chemin a été long, puisque j’ai déposé cette motion au mois de décembre lors de ma première session. Il y a eu beaucoup de péripéties pour arriver à ce résultat.
Racontez-nous...
Quand la motion a été traitée au Conseil national, j’avais pour ainsi dire discuté avec les 200 parlementaires. Je savais que je pouvais compter sur une majorité. Mais à la dernière minute, une proposition individuelle de renvoi en commission est tombée. Le but de la manœuvre était de gagner du temps pour tenter de faire échouer le texte plus tard. C’était un peu comme dégager la balle en corner alors qu’un but se profilait. Il a alors fallu se battre avec l’énergie du désespoir pour inverser la dynamique.
Mais tout s’est finalement bien terminé!
Oui, on a réussi à le faire. C’est aussi cela la politique: savoir gérer les rebondissements inattendus avec créativité. Par contre, je n’y vois pas de victoire personnelle. C’est une victoire collective! Quand on voit toutes ces petites lumières s’afficher, au moment du vote, on a la preuve qu’on n’a pas gagné seul, mais tous ensemble. Pour moi, c’est la confirmation qu’on peut faire de la politique comme on fait de la musique: en faisant jouer les gens ensemble, en s’écoutant, en se respectant et en visant le même objectif.
Justement, la lutte contre la pauvreté est une cause très ancrée à gauche. Comment avez-vous réussi à mettre tout le monde d’accord?
Comme en musique, j’ai apporté beaucoup de soin à la préparation technique du dossier. J’ai cherché des faits, des chiffres, j’ai lu tous les rapports disponibles sur le sujet. Je n’ai rien laissé au hasard. Ensuite, j’ai appliqué la même méthode qu’au tout début, lorsque j’étais montée à Berne en tant que simple citoyenne pour défendre les droits des acteurs et actrices culturels pendant la pandémie. J’ai parlé avec tout le monde. J’ai écouté, j’ai essayé de laisser à chaque parlementaire la possibilité d’exprimer ses valeurs profondes, de s’approprier le sujet, afin de pouvoir l’incarner à son tour.
Un autre rapprochement avec la musique, donc!
Oui, en musique, chaque artiste arrive avec sa propre vision de l’œuvre, mais il faut bien arriver à trouver un consensus si on veut pouvoir proposer au public quelque chose d’harmonieux. C’est très beau, je trouve, quand on parvient à faire pareil en politique.
Parlons de cette motion, qui vous tenait très à cœur. D’où vous vient cette sensibilité à la question de la précarité?
De mes valeurs, tout simplement. On vit dans un monde inégalitaire, c’est un fait. Le moins qu’on puisse faire c’est de donner la possibilité aux populations les plus précaires de vivre dignement. Je viens d’un secteur fortement touché par la précarité et cela m’a montré à quel point il était important d’agir. La pauvreté augmente en Suisse, c’est effrayant. La Confédération a un rôle à jouer dans la lutte contre la pauvreté. Elle a même un devoir constitutionnel en la matière. J’ai estimé qu’elle devait l’honorer.
Concrètement, que va apporter la mise en place de cette stratégie nationale aux 702’000 personnes concernées par la pauvreté en Suisse?
La Confédération a un rôle de coordination dans la lutte contre la pauvreté. Une stratégie nationale permettra une meilleure prise en compte des besoins réels des personnes précarisées. Elle permettra aussi une meilleure optimisation des actions menées par les différents acteurs au front, à savoir les cantons, les communes et les ONG. Lorsqu’une mesure fonctionne, tout le monde est content de le savoir. Lorsqu’une mesure peut être renforcée par une autre mesure à un échelon différent, tout le monde est également heureux de le savoir.
Le but est donc que tout soit mis en commun, à tous les échelons, pour que les besoins de la population atteignent plus facilement les plus hautes sphères.
15% de la population suisse est concernée par le risque de pauvreté. Plus on arrive à avoir une aide ciblée et efficace, plus on a de chances d’éviter que ces personnes tombent effectivement dans la pauvreté. La prévention est importante, car en plus de permettre d’éviter des drames, elle présente un rapport bénéfice/coût extrêmement favorable.
Mais l’élaboration de cette stratégie nationale va durer des années. Que fait-on en attendant, puisque la pauvreté augmente?
La motion demandait aussi le prolongement de la Plateforme nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, qui devait arriver à échéance à la fin de cette année. J’aime bien l’image qu’a utilisé Caritas: quand on veut bâtir un nouveau pont, on ne commence pas par détruire l’ancien. En l’occurrence, il était primordial que cette plateforme puisse rester en place au moins jusqu’à l’adoption de la stratégie nationale. Car pour l’instant, cette plateforme est la seule mesure fédérale existante et elle a fait ses preuves. Sans sa prolongation, il y aurait un trou au niveau de l’engagement de la Confédération. Une prolongation jusqu’en 2030 coïncide aussi avec l’objectif du Conseil fédéral de réduire la pauvreté d’ici cette date.
Quels autres thèmes que la pauvreté pourraient bénéficier d’une aussi large alliance interpartis, selon vous?
Tous! Une vision transpartisane peut, à mes yeux, bénéficier à tous les sujets. S’ils n’avancent pas, cela signifie que les partis se sont cristallisés dans leurs positions et n’ont plus de dialogue.
Vous évoquez souvent la collaboration, l’esprit d’équipe, la victoire collective… Mais cela reste difficile à imaginer dans certains contextes, non?
C’est parce que cela nécessite de mettre de côté son égo personnel ainsi que l’égo de son parti. J’ai porté cette motion avec tout mon cœur, toute mon énergie, j’ai tout donné! Le parti m’a beaucoup soutenue. Mais il faut aussi savoir faire un pas de côté pour accepter de partager la victoire avec des personnes qui, naturellement, ne se seraient peut-être pas emparées de la thématique. À la fin, il s’agit d’une partition commune et il n’y a rien de plus beau que de constater qu’il est possible de porter une cause au-delà des clivages partisans. Des parlementaires de tous les partis ont défendu cette motion avec cœur: c’était très touchant!
Quel regard posez-vous aujourd'hui sur le parcours du combattant que vous avez vécu pour attirer l’attention de Berne en tant que citoyenne?
C’était une expérience très précieuse. Quand je suis arrivée sous la Coupole, j’étais l'une des rares parlementaires à ne pas avoir siégé dans un Grand Conseil. Et je suis toujours la seule artiste! J’ai donc été très heureuse de pouvoir m’appuyer sur cette expérience. J’étais en fait déjà passée par toutes les étapes nécessaires à un changement de loi au niveau fédéral. J’étais donc, contre toute attente, dans un milieu pas si inconnu que ça. Et puis je suis heureuse d’avoir d’avoir fait le pas et d’avoir pu ouvrir une voie… Il est en effet possible de s’engager comme parlementaire fédérale tout en gardant une carrière artistique à l’internationale au plus haut niveau.
On vous demande souvent si votre carrière musicale influence votre vie politique. Mais le contraire est-il vrai aussi?
Oui, ces deux mondes s’enrichissent l’un et l’autre! Quand je donne beaucoup de concerts durant ou juste après les sessions, cela me donne un peu de hauteur, m’aide à voir les choses avec plus de calme et de plaisir. Je profite encore plus des concerts! Être sur scène, c’est presque rassurant, car je sais au moins que la partition ne va pas changer en cours de route. Alors qu’en politique tout peut basculer à n’importe quel moment, surtout lorsqu’on s’y attend le moins!
N’est-ce pas fatigant, cette double vie?
Oui, même si on s’y habitue. Cet été, quand tout s’est un peu calmé côté politique, j’avoue que j’ai trouvé reposant de ne faire «que» de la musique et des concerts! Je ne devais pas constamment passer d’une Estelle à l’autre, je pouvais juste rester dans mon état de saltimbanque.
Dans votre livre, vous écrivez que la fin d’un concert vous plonge dans une sorte d’abîme, qui vous donne immédiatement envie de vous lancer dans un nouveau projet. Est-ce pareil en politique?
Complètement. Après avoir fêté la victoire de ma motion avec des membres de tous les partis, il y a eu le silence et j’ai ressenti un immense vide. Mener à bon port cette motion était en fait un gros défi. Alors évidemment, je me suis tout de suite mise à préparer la suite.
Et quelle sera-t-elle?
J’ai été élue avec un programme très défini qui incluait bien sûr la protection sociale des acteurs et actrices culturels, les questions de la précarité en général, mais aussi les challenges liés au développement de l’intelligence artificielle. J’aimerais donc maintenant étudier comment il serait possible d’accompagner les PME afin qu’elles puissent utiliser l’IA comme une ressource au service de l’éthique.
Un combat que vous mènerez avec votre fidèle violoncelle, baptisé Louis XIV, sur le dos?
Bien sûr! Il ne vient pas voter avec moi à chaque fois, mais lorsque mon programme musical exige sa présence, mes collègues parlementaires sont contents de le voir. Ils le connaissent bien. D’ailleurs, je suis reconnaissante à ma voisine Nadine Masshardt d’accepter qu’il s'installe parfois entre nous deux, dans la salle, pour les votes finaux!
Vous restez artiste avant tout.
L’amélioration de la protection sociale des acteurs et actrices culturelles était la raison principale de mon engagement politique. Donc oui, je reste une artiste avant tout. Je suis simplement devenue une musicienne engagée. En plus de mes nouveaux projets politiques, je m’apprête à sortir un nouvel album, le 15 octobre, consacré aux Caprices de Dall’Abaco. Dans mes deux vies, je suis constamment tournée vers l’avenir!