Notre système judiciaire est chargé comme une mule — qui commence à traîner la patte? La criminalité augmente un peu partout en Suisse, à en croire les dernières statistiques. Et le canton de Vaud ne fait pas exception, d'après le bilan 2023 du Ministère public, présenté le 6 mai dernier aux médias.
Avec près de 24'000 nouvelles affaires ouvertes l'année dernière, le boom constaté lors des précédents exercices se poursuit en terres vaudoises. Quant aux affaires en cours, elles ont augmenté de 12,5% par rapport à 2022. Ce qui fait, en moyenne, 200 dossiers sur le bureau de chaque procureur, à l'heure actuelle. Aouch.
Pourquoi une telle surcharge, et surtout, faut-il sérieusement s'en inquiéter? Le procureur général vaudois Eric Kaltenrieder, arrivé en poste il y a un peu plus d'un an, a accueilli Blick dans son bureau une semaine après la présentation du bilan. Il décortique le phénomène, et exhorte la population à arrêter de faire appel à la justice pour la moindre querelle de clocher. Interview.
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Monsieur le procureur général, le Ministère public vaudois est sous l'eau, d’après vos chiffres. Comment ça se fait?
Il y a bel et bien une augmentation des nouvelles enquêtes qui nous sont transmises, signalées et dénoncées. Et puis nous vivons une certaine complexification du système judiciaire. C’est une situation compliquée (ndlr: pour le Ministère public), il ne faut pas se le cacher, mais on y fait face. On prend ça très au sérieux.
Les gens seraient donc devenus plus dangereux et plus susceptibles qu'il y a dix ans — c'est-à-dire qu'ils commettent plus de délits, et portent plus souvent plainte?
Je ne pense pas qu'on puisse le dire ainsi, mais il est vrai que notre société a évolué. On constate, par exemple, une augmentation particulièrement importante des crimes dits « d’adultes », donc graves, chez les mineurs. Il y a de plus en plus d’altercations violentes avec des armes blanches, par exemple. Et il est vrai qu’on assiste à une certaine judiciarisation des rapports humains, de manière générale.
C’est-à-dire?
Dans l’esprit des gens, jeunes comme adultes, j’ai l’impression que tout ou presque doit désormais se régler par la justice. Y compris des conflits de voisinage — ces conflits de buanderie, comme on dit. Régler ses différends à l’amiable, à la vaudoise, tend à disparaître. Les gens prennent de moins en moins leurs responsabilités et veulent voir un coupable partout, alors que souvent, ils sont aussi un peu à l’origine du problème. Il faut savoir que lorsque quelqu’un fait appel au Ministère public, peu importe la gravité de la situation, nous devons en principe traiter le dossier. Résultat: des affaires un peu futiles engorgent de plus en plus la justice, ralentissant d’autant le traitement d'autres causes plus graves.
Vous encouragez donc la population à arrêter de venir déposer plainte pour tout et pour rien...
Disons qu’on espère qu’un premier passage au Ministère public suffit à faire passer l’envie de revenir pour des broutilles. D’autant plus que les décisions de justice, pour ces petites affaires, ne sont en général satisfaisantes pour personne. Je pense que la médiation est bien plus efficace dans ce genre de cas. Nous l’avons déjà au niveau civil, dans le canton de Vaud. J’aimerais la développer au niveau pénal.
Partout en Suisse, on parle de «complexification des procédures» judiciaires, qui alourdiraient le système. Mais ça veut dire quoi, au juste?
Cette complexification a deux causes principales. D’abord, il y a la nature des affaires, qui deviennent de plus en plus complexes, à commencer par la cybercriminalité, par exemple. Ou la criminalité économique. Ce sont des cas compliqués, qui demandent souvent des collaborations avec l’étranger et qui tendent à augmenter.
Et quelle serait la deuxième cause?
D'autre part, on nous demande de plus en plus d'actes d'instruction. Par exemple, depuis le 1er janvier 2024, le Code de procédure pénale impose au procureur qui envisage de condamner un prévenu à une peine de prison ferme, jusqu’à six mois, d’entendre personnellement ce dernier. Jusqu'à présent, l’audition par la police suffisait. Évidemment, ça rajoute du travail, dont la véritable plus-value reste à démontrer.
Et est-ce une bonne ou une mauvaise chose, cette complexification, au final?
Renforcer le droit des parties, je ne pense pas qu’on puisse dire que c’est une mauvaise chose. Pour autant que les nouvelles règles de procédure ne viennent pas trop perturber ou entraver la poursuite pénale. La situation est difficile parce que d’un côté l’on vit dans un monde où tout devient pénal, de l’autre côté, on introduit de nouvelles règles dans le code de procédure qui ralentissent l’activité du Ministère public.
Vous semblez déplorer un peu ces modifications du Code pénal, pourtant, c’est la modification de l’article 261 bis, qui réprime la discrimination et l'incitation à la haine fondée sur l'orientation sexuelle, qui vous a valu votre première grande condamnation, celle d’Alain Soral…
Je ne pense pas que cette nouvelle norme soit quelque chose qui a alourdi le système, en l’occurrence. Car il ne s’agit pas d’une modification du Code de procédure, mais simplement d’appliquer à l’homophobie ce qu’on applique déjà aux cas de racisme, par exemple.
Quoi qu'il en soit, un système judiciaire débordé n'est pas le signe d'une société en bonne santé, non? Faut-il s'inquiéter?
Cette surcharge, il faut la prendre au sérieux, dans tous les cas. Aujourd'hui, le travail est fait. La mission du Ministère public, c'est d’enquêter à charge et à décharge, rendre des décisions de qualité, compréhensibles, le tout dans des délais acceptables. C’est aussi de soutenir l’accusation devant les tribunaux. Cette mission, on arrive encore à la remplir. Mais si ça ne devait plus être le cas à l'avenir, en raison de cette surcharge, il faudrait qu'on trouve des solutions rapidement afin de maintenir la confiance qu’ont les gens en la justice.
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Notre système judiciaire n’a pas énormément changé, depuis le Siècle des lumières. Et c’était il y a un petit moment — il n’y avait pas encore de cybercriminalité, pour ne donner qu’un exemple. Ne pensez-vous pas que la justice actuelle est un peu dépassée par son époque, et risque de connaitre grands changements au cours du siècle?
Je ne crois pas que les principes hérités des Lumières soient menacés. En revanche, la société évolue et le droit évolue avec la société. Il doit s'adapter. Et il le fait. Regardez l’article 261 bis, qui a été complété récemment pour protéger l’orientation sexuelle, ou la redéfinition du viol qui entrera en vigueur dès cet été. Et puis la question du troisième genre, qui arrive gentiment. Mais notre système politique étant ce qu’il est, les choses prennent parfois du temps, et il peut y avoir un décalage temporel important entre le début des travaux législatifs et l’entrée en vigueur d’une loi que le Ministère public devra appliquer.