Dans «Le Terrier», une nouvelle de Franz Kafka, une étrange créature creuse sans fin, construisant un réseau complexe de tunnels et de chambres. Elle y aménage des réserves, un espace de repos et un refuge fortifié, soigneusement dissimulé sous la mousse. Pourtant, elle ne cesse de creuser, obsédée par une menace indéfinie. Aujourd'hui, cette angoisse de l’insécurité trouve un écho bien réel.
Lukas von Wartburg, 37 ans, n'a pas creusé de terrier, mais il a préparé des sacs à dos de survie pour lui, pour sa femme et pour ses enfants. «Tout le monde devrait en avoir un chez soi», dit-il, installé dans une maison délabrée, quelque part dans le canton de Thurgovie. Les murs sont en maçonnerie grossière, des poutres en bois poussiéreuses soutiennent le plafond. La demeure pourrait ressembler à un lieu de refuge, mais Lukas von Wartburg a d'autres projets.
Devant lui, sur une table en acier, se trouvent une boussole et une carte: «Tout le monde devrait savoir s'en servir», estime Lukas von Wartburg. A côté, un grand morceau de savon, un couteau, du dentifrice et différents articles d'hygiène, ainsi qu'un imperméable qui peut être utilisé comme tente, «cela pourrait s'avérer utile». Le sac à dos peut se transformer en sac de couchage, «pour ne pas mourir à cause du froid».
Qui a accumulé du papier toilette?
Celui qui parle est un prepper, même s'il préfère se qualifier d'«expert en survie». Un mot qui vient de l'anglais et qui signifie préparateur. Les personnes comme Lukas von Wartburg ne s'entraînent pas pour leur prochaine randonnée, elles s'apprête à faire face à un désastre, une catastrophe... voire la fin du monde.
Personne ne sait exactement combien il y a de preppers ou de survivalistes à travers le monde. Ils ne s'organisent pas en associations, mais en groupes Facebook, en canaux Telegram ou vivent complètement isolés. Les observateurs estiment que 20 à 25 millions d'Américains pratiquent le prepping, mais le phénomène s'est depuis longtemps répandu dans le monde entier, jusqu'au fin fond de la paisible Thurgovie.
Il serait facile de voir en ces personnes de simples paranoïaques. Pourtant, souvenons-nous: pendant la pandémie, un ménage sur deux s’est précipité pour faire des stocks de papier toilette, sans réellement savoir pourquoi. Récemment encore, la «NZZ» titrait en une: «Ces signes annoncent la guerre.» Et n’évoluons-nous pas dans un contexte où la Commission européenne prône un réarmement massif, évoquant ouvertement la nécessité de «se préparer à une guerre de grande ampleur contre la Russie».
Le prepping est une réaction à ce climat d’incertitude. Une réponse radicale, certes, mais qui traduit un sentiment de perte de contrôle face à un monde en crise. Dans ce contexte, il est intéressant de s’attarder sur ceux qui, poussés par l’angoisse, vont jusqu’aux extrêmes pour se préparer à l’imprévisible.
Un refuge dans les montagnes
Il ne fait aucun doute que Lukas von Wartburg se prépare à des temps plus difficiles. Dans les montagnes, il possède un lieu de refuge dont il n'aime pas parler. Un bunker? Quelque chose de comparable? Il ne le dit pas, car en cas d'urgence, il n'y aurait pas assez de place pour tout le monde. Tel que le prepper le présente, une petite communauté de charpentiers, de menuisiers, de mécaniciens automobiles et d'agriculteurs s'y retirerait – si «ça» devait arriver.
«Ça» est une menace que Lukas von Wartburg ne décrit pas non plus en détail. Mais lorsque l'on lui demande des précisions, il développe: «Notre société a raté le moment où un changement aurait encore été possible.» L'objectif climatique de l'ONU de 1,5 degré d'augmentation de la température a été dépassé, «les conflits actuels et une troisième guerre mondiale imminente sont les résultats directs de cette négligence», le capitalisme menacé d'effondrement – un système basé sur l'exploitation permanente des ressources naturelles et de la force de travail humaine – porte également une part de responsabilité: «Le monde ne s'écroule pas, mais notre société oui.»
L'homme barbu, vêtu d'une polaire noire et d'un pantalon avec de grandes poches, se décrit lui-même comme un «éco-nihiliste». Le représentant le plus en vue de cette vision du monde est Tadzio Müller, un politologue allemand et militant pour la justice climatique. Sur la scène mondiale des survivalistes, les écologistes sont toutefois un phénomène marginal, les racines de ce mouvement se trouvant plutôt dans les milieux de droite.
Se préparer à la «contre-attaque»
Le mouvement du prepping est né aux Etats-Unis à la fin des années 1960. Son fondateur, Donald Eugene Cisco (alias Kurt Saxon), était un ancien membre de l'American Nazi Party et auteur de plusieurs manuels sur la fabrication de bombes. A l’époque, l’extrême droite américaine redoutait une révolution communiste et se préparait à une «contre-attaque». Mais avec le temps, le prepping est devenu un but en soi, attirant conspirationnistes, libertaires et évangéliques, tous convaincus qu’il fallait survivre à l’intervalle entre l’apocalypse et le Jugement dernier.
Julian Genner, spécialiste des sciences culturelles, a étudié l’histoire de ce mouvement. Il vient de présenter son habilitation «Mit Kafka im Prepperkeller» à l’université de Fribourg-en-Brisgau. Selon lui, le prepping a connu son apogée aux Etats-Unis pendant la guerre froide. Mais lorsque la guerre nucléaire tant redoutée n’a pas éclaté, l’engouement s’est essoufflé – jusqu’à la crise financière de 2008. «C’est à ce moment-là que le prepping a pénétré la classe moyenne», explique Julian Genner. Le phénomène s’est ensuite mondialisé. Ceux qui aspiraient à toujours plus – une voiture plus imposante, une pelouse impeccable devant une maison cossue – se sont retrouvés face à un immobilisme social, parfois même à un sentiment de déclassement.
Selon Julian Genner, l’idée qu’il devenait de plus en plus difficile de s’en sortir par le seul travail a gagné du terrain. Face à un monde toujours plus complexe, la politique peine à fournir des explications convaincantes. «Seuls les partis de droite proposent un discours clair, en attribuant tous les problèmes à la migration», souligne-t-il.
Le commerce de la peur
Selon Julian Genner, ce sont les crises à caractère publique qui donnent un sursis au preppers: la crise des réfugiés, la pandémie de Covid-19, l'inflation, la guerre en Ukraine. Face à l'absence de perspective de progrès, «beaucoup se réfugient dans la sphère privée pour échapper à cette impuissance». Et la fuite ultime, le fantasme de retraite le plus extrême, est le prepping.
La popularité croissante de cet état d'esprit s'accompagne d'une demande mondiale d'outils de survie. L'entreprise d'études de marché Stellar l'estime à 1,33 milliard de dollars US. D'ici 2030, elle devrait presque doubler – et Lukas von Wartburg veut s'assurer une part de ce gâteau.
Avec son frère Mathis, il gère depuis quelques années la boutique «Swiss Owl», destiné aux preppers. «Notre chiffre d'affaires est aujourd'hui 50% plus élevé qu'il y a un an», déclare Lukas von Wartburg. Ils enregistreraient également une «croissance substantielle» depuis la réélection de Trump. Seulement, n'est-ce pas contradictoire de rejeter le système capitaliste et de gagner de l'argent avec? «Non», estime ce dernier. «Nous voulons aider les gens avec nos produits à se sentir plus en sécurité dans les moments difficiles.»
«Améliorer nos compétences»
Ils sont en train de construire un magasin, dans une maison vieille de plus de 100 ans, quelque part en Thurgovie. Lukas Von Wartburg fait le tour du bâtiment. Une scie circulaire se trouve dans un coin, des copeaux de bois sont éparpillés partout, des câbles jaunes pendent du plafond. «Nous faisons tout nous-mêmes, sauf l'électricité», dit-il fièrement. «Pas pour réduire les coûts», mais pour «améliorer nos compétences».
A l'étage supérieur, Lukas von Wartburg sort une caisse, en retire un couteau et affirme «qu'ils se vendent bien». Les haches sont également «très demandées» et les tenues de camouflage sont un autre «succès». De toute façon, tout ce qui a trait à l'armée a la cote. Lukas Von Wartburg a aussi des «choses plus drastiques» à proposer et déballe une plaque de protection balistique de cinq kilos. «Nous l'obtenons par des voies détournées des Etats-Unis, légalement, mais difficilement, surtout depuis la guerre d'Ukraine».
Son frère le rejoint dans l'entrepôt, pose pour le photographe, puis se remet à la rénovation. Il n'a pas de temps à perdre. On ne sait jamais quand le moment sera venu.
Lukas von Wartburg, ancien expert en communication, précise d’emblée: «Nous ne sommes pas des stockeurs de raviolis.» Pour lui, miser uniquement sur les boîtes de conserve ne garantit pas une survie plus longue que les autres en cas de crise: «Nous devons savoir réparer, construire, cultiver, naviguer.» Il tapote ensuite son ventre avec un sourire : «Ça, c’est mon ventre de survivaliste. Avec ça, je survivrai sûrement plus longtemps que vous», rigole-t-il.
Un contrôle impuissant
Dévaloriser les autres ou leur faire la morale est une tendance courante chez les preppers, explique le spécialiste en sciences culturelles Julian Genner. «Ils pensent tout comprendre, tout savoir.» Selon lui, ils s’appuient toujours sur des «faits» censés prouver l’imminence d’une catastrophe. «Ce sont surtout les hommes qui transforment leur propre insécurité en certitude objective.» Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce milieu soit majoritairement masculin: on ne ressent pas, on sait.
À court terme, cette posture procure un sentiment de contrôle et de puissance. «Quoi qu’il arrive, je suis le roi, tandis que les autres seront pris au dépourvu», résume Julian Genner. Mais paradoxalement, le prepper se prive de toute possibilité d’influencer réellement le cours des choses. Il ne milite pas, ne manifeste pas, n’adhère à aucune association – il se replie sur lui-même, renforçant ainsi son propre isolement. «Je doute que ce soit une belle vie», conclut Julian Genner.
Dans «Le Terrier» de Kafka, la créature finit par perdre tout contact avec l’extérieur, s’égarant dans son propre labyrinthe. Plus elle se retranche, plus elle se sent menacée. Les doutes s’accumulent: Ne faudrait-il pas déplacer les provisions? Les murs sont-ils trop fins? Que se passerait-il si une bête creusait de l’extérieur et détruisait tout? Le refuge espéré devient un piège.