Il n'est que 9h07 et Albert Rösti peut déjà serrer le poing: grand favori pour le siège UDC, le président de commune d'Uetendorf (BE) va devoir laisser cette casquette, comme bien d'autres, puisqu'il est désormais conseiller fédéral. Un petit tour et voilà la place laissée vacante par Ueli Maurer déjà repourvue, malgré le bon score de son concurrent Hans-Ueli Vogt (98 voix). Tout le monde est content.
Un discours du vainqueur et un verre d'eau («désolé, j'ai la gorge sèche») plus tard, place au siège socialiste. Et si l'affaire était réglée aussi vite avec l'élection de la favorite Eva Herzog? Et si c'était beaucoup d'agitation pour pas grand-chose? Et si c'était... tout ça pour ça? Pas du tout. 10h26: le Jura exulte, la matinée est historique. Voici ce qu'il faut en retenir.
1. Le Jura découvre le Conseil fédéral...
Le plus jeune canton du pays accède au gouvernement, laissant Nidwald, Schaffhouse, Schwyz et Uri comme seuls territoires n'ayant pas connu de représentant au Conseil fédéral. Il faut accorder au féminin, puisque c'est Elisabeth Baume-Schneider, déjà première femme socialiste au gouvernement jurassien, qui prend place tout à gauche sur la nouvelle photo officielle du Conseil fédéral, peu avant 11 heures.
C'est un clin d'œil, aussi, puisque les deux fauteuils — qui en sont, contrairement aux bancs du reste des sénateurs — dévolus aux conseillers aux États jurassiens lorsqu'ils doivent prendre place dans la salle du Conseil national avaient dû être rajoutés lors de la création en 1979 et sont donc un peu à l'écart. Or, c'est bien son occupante qui vient d'être élue. Elle, l'outsider, la surprise. Celle que personne ne connaissait, ou presque, voici un mois alors qu'elle est vice-présidente de son parti. Celle qui a enchanté ses collègues grâce à sa sympathie et à son accessibilité.
Celle, aussi, qui oublie le prénom d'Albert Rösti sous le coup de l'émotion, et ne retrouve pas ses «deux phrases en italien» qu'elle avait préparées. «Mi dispiace» («Je m'excuse»), arrive-t-elle tout juste à formuler de tête.
Si le dialecte bernois est son arme secrète, comme elle l'a expliqué à Blick, ce n'est pas le cas de la langue de Dante. Qu'importe, avec l'élection d'EBS, le Conseil fédéral est à majorité latine pour la première fois depuis une brève période au début du XXe siècle. «Je suis charmante, certes, mais je sais surtout faire du bon travail», conclut Elisabeth Baume-Schneider, qui devrait être remplacée par Mathilde Crevoisier Crelier au Conseil des États.
2. ...et la Suisse découvre le Jura
Qui pouvait croire que Les Breuleux allaient avoir un jour une conseillère fédérale? A l'Hôtel du Boeuf, à Delémont, on n'osait l'espérer, pas même après le deuxième tour de scrutin. Tout le contraire des Jurassiens venus en nombre sur la Place fédérale pour soutenir leur championne.
Elisabeth Baume-Schneider fait la fierté des 75'000 âmes de son canton, quelle que soit leur couleur politique. Tous les représentants de ce coin de pays l'ont affirmé ce mercredi, parfois la larme à l'oeil comme Jean-Paul Gschwind et Charles Juillard, deux parlementaires du Centre originaires du Jura. «Cela vaut toutes les publicités du monde», a relevé le premier.
La candidature d'EBS avait justement, déjà braqué les projecteurs sur le plus jeune canton du pays, qui devrait faire une fête conforme à sa réputation. Les clichés collent aux basquex du Jura, y compris dans les récents articles consacrés à l'ancienne ministre cantonale (2003-2015).
Le «Far West» de la Suisse, «là où les feux rouges n'existent pas», expliquaient à leurs lecteurs la «NZZ» et le «Tages-Anzeiger», très étonnés de devoir demander l'arrêt — optionnel — pour atteindre Les Breuleux. Un coin de terre à 1000 mètres d'altitude que l'on risque de beaucoup voir dans les journaux télévisés ces prochains jours.
3. Un sourire, des moutons et des manœuvres
Comment l'impensable a-t-il pu se produire? Comment les plus fins politologues du pays, qui étaient persuadés qu'Elisabeth Baume-Schneider ne figurerait même pas sur le ticket du Parti socialiste, ont-ils pu se tromper dans d'aussi grandes largeurs?
Cette victoire surprise est sans doute une addition de plusieurs facteurs qui ont profité à l'autoproclamée «crocheuse» jurassienne, qui a grappillé mètre après mètre l'immense retard qu'elle semblait avoir sur la favorite bâloise Eva Herzog au début de la course.
D'abord, il y a un élément aussi inattendu que simple: le sourire. Tandis que les Alémaniques eux-mêmes ont décrit Elisabeth Baume-Schneider comme «gmögig» (que l'on a envie d'aimer), «la température de la pièce a chuté de quelques degrés lorsqu'Eva Herzog y est entrée», expliquait un membre de l'UDC après l'audition des deux candidates socialistes.
EBS a su capitaliser un maximum sur sa sympathie, d'autant plus bienvenue que le team spirit paraît limité — au moins — au Conseil fédéral. Mais il n'y a parfois pas besoin d'aller chercher aussi loin. «Eva Herzog ne m'a jamais salué au Parlement», a justifié l'un des «grands électeurs» au moment de voter pour son opposante. À quoi tient un destin...
Elisabeth Baume-Schneider pourra aussi chouchouter ses moutons à nez noir, qui lui ont donné un élan décisif dans cette course folle. Sa proximité avec l'agriculture a séduit de nombreux UDC, à commencer par leur président, Marco Chiesa. «Oui, je l'apprécie beaucoup et je connais la qualité de son travail», a expliqué le Tessinois à la RTS ce mercredi matin.
Et, enfin, la Jurassienne a su se profiler en candidate du Nord-Est de la Suisse dans sa globalité. Même si elle avait en face d'elle la Bâloise Eva Herzog, EBS a rassuré très vite en expliquant qu'elle connaissait très bien les réalités de toute la région. Elle a les faits de son côté, puisqu'elle a contribué en tant que ministre cantonale à rapprocher le «pauvre» Jura du puissant poumon économique rhénan. Et peu importe si nous avons désormais un «Conseil fédéral en bottes», puisque Karin Keller-Sutter est la seule représentante d'une ville (Wil SG et ses 20'000 âmes).
Voilà pour les facteurs sur lesquels la bientôt ex-présidente de la commission de l'environnement du Conseil des États pouvait influer. Car la vice-présidente du PS, même si elle a réalisé une formidable campagne où elle n'avait presque aucun adversaire — tout juste une «Une» de la «Sonntagszeitung» dimanche dernier —, a aussi (et surtout?) profité de facteurs politico-politiciens...
4. Alain Berset sous pression?
Car il y a quelques jours encore, le Parti libéral-radical (PLR) envisageait de ne pas l'auditionner. Parce qu'elle était inéligible, insistait la formation bourgeoise: son accession au gouvernement contreviendrait à la Constitution, qui prévoit un savant équilibre des régions linguistiques. Trois Romands, c'est un de trop aux yeux de certains au PLR.
Depuis, le parti a certes mis de l'eau dans son vin, mais avait profité d'un communiqué de presse à la veille de l'élection pour avertir les socialistes: en cas d'accession d'Elisabeth Baume-Schneider au gouvernement, ce déséquilibre devrait être provisoire et surtout corrigé dès que possible. Dans le traducteur de la Berne fédérale, cela veut dire que la pression sera très forte sur les épaules d'Alain Berset après son année de présidence.
En même temps qu'elles s'ouvrent pour Elisabeth Baume-Schneider, les portes de la salle du Conseil fédéral se referment sans doute pour d'autres prétendants romands. Il y a fort à parier que ce qui est un déséquilibre (4 Latins sur 7, même si des voix ont tenté de minimiser les liens entre la Suisse romande et le Tessin) va être corrigé «aussi tôt que possible», comme le suggérait le PLR. Daniel Jositsch, qui s'est mis à dos beaucoup de gens dans son propre parti, s'est-il grillé à un an d'une formidable fenêtre de tir? À quoi tient un destin...
5. Les Fédérales, c'est demain
Si toutes les analyses sont ouvertes, certains bruits dans la salle des Pas perdus font aussi état d'une élection «tactique» d'Elisabeth Baume-Schneider. La droite aurait pu vouloir fragiliser le PS, qui apparaît déjà friable à moins d'un an d'élections fédérales qui s'annoncent très disputées.
Alors que l'élection d'Albert Rösti est passée comme une lettre à la poste, sans voix éparses, les 58 suffrages pour Daniel Jositsch au premier tour (qui étaient encore 23 au second) ne sont pas passées inaperçus. Ces votes d'humeur ont fâché le groupe socialiste. Et en ne rechignant pas, bien au contraire, à voir son nom inscrit sur de nombreux bulletins, le conseiller aux États zurichois s'est peut-être grillé.
S'il s'agissait également d'un signal envers ce que Marco Chiesa a estimé être une «discrimination» (tout en assurant qu'à l'UDC, tout le monde avait voté l'une des candidates du ticket), impossible de ne pas y voir des manœuvres politiques. Les membres du PLR n'ont pas hésité à multiplier les piques envers les Verts et les Vert'libéraux, qui louchent ouvertement sur le second siège libéral-radical.
Mais tout cela reste de la musique d'avenir, car ce mercredi, c'est bien la Rauracienne prendra toute la place. «Je suis comme tous les Jurassiens: modeste, mais quand j'y vais, j'y vais», expliquait à Blick Elisabeth Baume-Schneider. La voilà conseillère fédérale.