La porte du club des Hells Angels de Zurich est grillagée. Un homme musclé en tenue de rockeur, debout devant l’entrée, veille au grain. Blick a pu pénétrer dans ce lieu mystérieux en exclusivité. L’intérieur est sombre. De la fumée de cigarette flotte dans l’air. Des hommes sont accoudés au bar, l’ambiance est conviviale. L’aménagement de l’établissement rappelle celui d’un diner américain. Parmi les innombrables tableaux, on aperçoit des crânes ailés: symbole du club de motards.
Sur le canapé en velours rouge, on retrouve Patrick «Hemi» Hermetschweiler, président des Hells Angels de Zurich, avec «Pit». Tous deux ont passé la cinquantaine, et portent une veste en cuir. «Je suis le président de Riverside, les Hells Angels de Suisse orientale», se présente Pit, qui ne souhaite pas révéler son identité.
Les deux motards invitent Blick à commencer l’interview. La seule règle du jeu: l'on ne parlera pas de l’altercation entre rockers de Belp (BE) en 2019, car une procédure est en cours.
Si les clubs de motards font régulièrement la une des journaux, une aura mystérieuse les entoure toujours. Comment expliquez-vous cela?
Hemi: Nous sommes un club exclusif. Tant qu’on ne nous marche pas sur les pieds, il n’y a rien à craindre. Mais si on nous cherche, il se peut qu’il y ait un coup de pied en retour.
Pit: Bien sûr que nous sommes capables de remettre des gens en place. Mais la plupart du temps, ce n’est vraiment pas nécessaire.
Qu’est-ce que vous voulez dire par là?
Pit: (rires) Cela peut signifier beaucoup de choses. Passons à la question suivante. Ou alors, raconte, Hemi, si tu veux.
Hemi: Cela peut aller de quelque chose de doux, à quelque chose de plus puissant. Dans notre milieu, on reçoit ce qui nous revient. Si on nous traite avec respect, nous sommes aussi respectueux. Si quelqu’un nous cause des ennuis, il en reçoit en retour.
Pit: Il y a un dicton: si tu traites bien un Hells Angel, il te traitera encore mieux. Si tu le traites mal, il te traitera plus mal encore.
Qu’est-ce qui vous irrite?
Pit: Le manque de respect. De nos jours, beaucoup de gens parlent de respect, mais la plupart ne savent même pas l’épeler. Par exemple, si nous sortons quelque part et que quelqu’un tire sur ma veste comme si j’étais une pièce d’exposition dans un musée, alors là ça va m’embêter. Mais sinon, nous sommes des gars très faciles à vivre.
Depuis l’extérieur, le club semble fonctionner de manière très hiérarchique.
Pit: Chez nous, c’est «One man, one vote». Point final.
Hemi: Comme dans d’autres clubs, il y a chez nous des fonctions. Président, vice-président, caissier et secrétaire – c’est plus facile pour l’organisation. Mais sinon, nous décidons de tout ensemble.
Pit: C’est grâce à ça que ça fonctionne si bien.
Y a-t-il des règles à suivre?
Pit: Oui, il y a beaucoup de règles. Il ne faut pas mentir, c’est la plus importante! Les autres sont des règles internes sur lesquelles je ne veux pas m’étendre.
Hemi: Nous sommes une association mondiale, des règles sont donc nécessaires. Il ne faut pas voler, par exemple. On ne doit pas prendre quelque chose à un frère.
Pit: Que ce soit un objet ou la femme d’un autre (rires). Ce n’est pas autorisé. C’est simplement du bon sens. Avec les années, ces règles ont évolué, le club a toujours dû s’adapter.
Vous faites tous les deux partie du club depuis plus de 20 ans. Comment les Hells Angels suisses ont-ils changé, durant cette période?
Hemi: Le club s’est développé, pas seulement en Suisse, mais aussi dans le monde entier. Nous recevons aussi beaucoup de renforts de la part de jeunes membres.
Pit: Nous avons tout sauf un problème de relève, c’est vraiment flagrant. L’affluence est importante.
Qu’est-ce qui attire les jeunes?
Hemi: C’est une famille, un style de vie à part entière. C’est une forme de cohabitation honnête, ce que qui se trouve de moins en moins de nos jours dans notre société.
Ou est-ce l’image sulfureuse du criminel qui est attractive?
Pit: C’est difficile à dire. Mais ils passent par notre école et apprennent tôt ou tard ce qui est «réel» et ce qui ne l’est pas.
Dans une certaine mesure, vous voulez avoir cette image et être perçus comme des durs.
Pit: C’est ce que nous sommes. Nous faisons tous les deux plus de 100 kilos (rires). Non, nous ne sommes certainement pas des enfants de chœur. Mais cette image de merde de criminels, qu’ils veulent toujours nous coller sur le dos, c’est une invention. Nous sommes juste des hommes, et nous voulons préserver notre virilité.
Hemi: Nous sommes ce que nous sommes. Avec toutes nos qualités et nos défauts, en bien et en mal.
Les Hells Angels sont-ils des criminels?
Hemi: Le club lui-même n’est certainement pas criminel. Il peut arriver que l’un des membres abuse un peu trop d’une certaine liberté, mais c’est en fin de compte son problème. Il doit en assumer seul la responsabilité. Le fait est que l’on généralise toujours, et que l’on veuille tout mettre sur le dos du club. Et ils (ndlr: les médias, la justice) ont déjà essayé de nombreuses fois, cela ne fonctionne jamais.
Pit: Chacun doit être responsable pour lui-même.
Et vous, en tant que club, vous ne préconisez pas ce type de comportement?
Pit: Nous sommes des hommes libres. Et encore une fois: si un prêtre est pédophile, est-ce que tous les prêtres sont pédophiles? Je ne le crois pas.
Le Ministère public vous a déjà reproché vos liens avec le trafic de drogue – tout cela n’était que des inventions?
Hemi: Si nous faisions de tels deals, nous n’aurions pas le clubhouse ici, à Zurich à côté d’un cimetière, mais en bas, au fond du lac.
Pit: Non (il jure). Nous restons loin de toute cette merde.
En 2004, il y a eu une grande rafle chez les Hells Angels à Zurich. Des années plus tard, les accusations du Ministère public se sont pour la plupart évaporées. Vous n’y étiez pas vous-même – mais qu’est-ce que d’autres membres du club vous ont raconté de cette grande opération de police?
Hemi: A posteriori, nous arrivons à en rire, mais c’était différent à l’époque. Les gens qui ont été impliqués ont vécu des moments très difficiles. Les familles ont souffert. Des comptes en banque ont été bloqués, et pas seulement par ceux des membres, mais aussi ceux de leurs familles. Dans certains cas, les livrets d’épargne des enfants ont même été confisqués. L’Etat a mis en place tout un programme.
Pit: Cela a coûté des millions à l’État, et à la fin, on a bien vu ce que cela a donné. Ils sont entrés dans des maisons privées, ont enfoncé des portes, la totale. C’était complètement inutile.
Hemi: Le groupe de Zurich était en train de dîner ensemble à ce moment-là, et tout d’un coup, ils ont reçu de la visite. Les derniers ont mis un mois et demi à sortir de prison.
Vous êtes certes le premier club de motards en Suisse, mais vous n’êtes plus le seul depuis longtemps. Est-il vrai que les nouveaux clubs ont besoin de votre accord pour s’installer?
Hemi: Il faut s’adresser à la scène suisse des clubs de motard. Elle existe depuis 50 ans. Nous étions les premiers et ensuite les Broncos sont arrivés. De plus en plus de clubs sont venus s’ajouter. Avec le temps, on s’est rendus compte que pour éviter le désordre, il faut des règles et une certaine structure. Nous avons donc régulièrement organisé des sorties et des réunions avec les autres clubs. À un certain moment, nous avons décidé que les nouveaux clubs viendraient se présenter chez nous. Ils doivent expliquer qui ils sont. Ensuite, les clubs existants décident si c’est oui ou non.
Et si c’est non et qu’ils s’installent quand même, que se passe-t-il?
Pit: Ils peuvent le faire, chacun est libre de le faire. Nous vivons ici dans une Suisse libre.
Mais?
Pit: (rires) Mais rien, c’est comme ça.
Hemi: (rires) Alors c’est le coup de pied qui part…
Pit: Mais c’est aussi pour ça que tout fonctionne chez nous. Si tu vas dans d’autres pays, tout ce désordre... nous n’en voulons pas en Suisse. Ça fonctionne comme ça depuis des années.
Les Bandidos ont voulu s’installer sans votre accord, n’est-ce pas? Que s’est-il passé?
Hemi: Nous ne parlerons pas des autres clubs.
Mais vous êtes amis avec les Broncos.
Hemi et Pit: Oui, c’est exact.
On entend dire que les clubs dont les membres sont exclusivement originaires de l’ex-Yougoslavie se multiplient.
Pit: Oui, depuis quelques années, il existe cette nouvelle catégorie de clubs. De nombreuses personnes y prennent part. Avant, on disait déjà que c’était difficile de travailler avec ces étrangers. Mais ils sont là, et c’est pourquoi nous devons collaborer. Notre principal objectif est que le calme règne en Suisse.
Hemi: Nous aussi, nous avons des membres issus de l’immigration. Ils font leur chemin comme tous les autres et méritent notre respect. Cela n’a rien à voir avec la politique ou la religion.
Comment cela fonctionne-t-il exactement, lorsque de tels clubs se forment?
Hemi: Il y a des grands clubs qui existent depuis un certain temps déjà. Si un groupe veut se lancer et que cela est approuvé, il doit alors faire ses preuves. Cela signifie qu’ils n’ont qu’une petite insigne, un patch, sur la poitrine. Nous observons s’ils parviennent à fonctionner ensemble en tant que club. Et au bout d’un certain temps, ils pourront faire une demande pour devenir un club à part entière et ainsi pouvoir porter un grand logo au dos de leur blouson. Si cela est approuvé, ils font encore une petite période d’essai et se présentent partout. Lorsque tout le monde est d’accord, ils peuvent devenir un club de motards.
Le blouson, avec tous ses patches, semble être un élément central des clubs de motards.
Hemi: C’est notre deuxième peau.
Pit (rires, il montre son tatouage «Hells Angels» sur son torse): C’est exactement ça, mais moi, en plus, je l’ai sur la peau directement.
(Adaptation par Jessica Chautems)