C’était l’un des grands enjeux de ce dimanche de votation. Le projet d'extension des autoroutes âprement défendu par le ministre des Transports Albert Rösti a finalement été refusé par la population suisse à 52,7%.
Un épilogue qui vient clôturer des semaines de débats houleux entre partisans et opposants du projet. En Suisse romande, l’élargissement de l’autoroute sur 19 km entre Nyon (VD) et le Vengeron (GE) a donné lieu à des discussions, disons-le, pour le moins animées. Notamment chez nos confrères et consœurs de Forum sur RTS-La Première où les députés Baptiste Hurni (PS/NE) et Vincent Maitre (Le Centre/GE) se sont allègrement écharpés.
Mais le peuple a eu le dernier mot. C'est non!
Alors maintenant que l'élargissement des autoroutes est refusé, on fait quoi? Les automobilistes de l'A1 sont-ils condamnés à passer des heures dans les bouchons? Les milliards prévus pour la route profiteront-ils au rail? Pourrons-nous prendre le train sans s’agglutiner dans les wagons aux heures de pointe?
Blick a posé ces questions (et d'autres) à deux spécialistes, le Dr Micaël Tille, expert en mobilité et sécurité routière et auteur d'une étude mandatée par le Touring Club Suisse (TCS), et Sébastien Munafò, géographe et directeur de la filiale suisse du cabinet indépendant de 6t-bureau de recherche basée à Genève.
Quelle est la solution pour résoudre les bouchons sur l’A1, puisqu'on ne veut pas agrandir les autoroutes?
Micaël Tille: Il n’existe pas UNE solution. Mais il faudra combiner une multitude de solutions. Des projets sur l’autoroute A1 seront redimensionnés, notamment en privilégiant l’utilisation de la bande d’arrêt d’urgence. À l’image de ce qui a été fait à Morges. Sauf que ce sera vraisemblablement plus difficile à réaliser, car il y a moins de place.
Et puis, bien sûr, il faut continuer les actions déjà entreprises. Comme développer la ligne de chemin de fer entre Lausanne et Genève (ce qui était déjà à l’œuvre indépendamment d’un «oui» ou un «non» à la votation de dimanche) et promouvoir aussi les solutions d’aménagement du territoire pour limiter le besoin de devoir se déplacer en voiture.
Sébastien Munafò: Plus qu’une histoire de bouchons, je pense que derrière ce vote, il faut y voir une remise en question du modèle de croissance. Ce qui appelle à la construction d’un autre modèle, qui est déjà en partie en place dans les agglomérations. Un modèle où il s’agit de coordonner l’urbanisation (le territoire), l’offre de transports et la demande. C’est un modèle à réinventer qui va au-delà de l’élargissement de l’infrastructure.
Concrètement, on sait que les personnes utilisent beaucoup les autoroutes pour leurs achats et leurs loisirs. Il est important de rapprocher les activités et les loisirs de celles-ci pour prévenir des déplacements trop lointains. En équipant les villages, les bourgs, le périurbain avec des commerces ou des offres de loisirs qui permettent de se passer de la voiture.
Pour avoir des leviers sur la demande, on peut se questionner sur nos modes de vie, sur le renforcement du télétravail, voire la fiscalité. Et puis, du côté de l’offre, si le rail, c'est bien, il faut davantage développer l’offre des transports publics régionaux, renforcer la cadence des bus durant les week-ends, etc. La recette passera par ces trois leviers: aménagement du territoire, transports publics et la demande.
L’argent qui ne sera pas dépensé pour le bitume, sera-t-il investi dans le rail?
Micaël Tille: Normalement, non. La répartition des fonds est claire en Suisse. D’une part, on a le Fonds pour les routes nationales et le trafic d’agglomération (FORTA). Et de l’autre, le Financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire (FAIF).
Dans le cadre de FORTA, cet argent sera réaffecté pour des projets d’agglomération (transports publics, des Parkings-Relais). C’est une spécificité suisse que d’avoir des fonds dédiés pour les différentes infrastructures, un système qui nous est envié par d’autres pays. Ces milliards ne vont donc pas passer directement dans la poche du ferroviaire. Même s’il faut garder en tête que l’affection de ces fonds sont le fruit de décisions politiques, donc qui sait? Mais ce n’est en aucun cas un automatisme.
Sébastien Munafò: Non, ce sont deux fonds séparés. En revanche, ces milliards ne sont pas perdus! Le FORTA va pouvoir financer l’extension des réseaux de tramways, de pistes cyclables ou encore des aménagements piétons dans les agglomérations. Pourquoi ne pas l’utiliser pour renforcer l’offre de transports publics dans les régions?
Qu'est-ce qui est concrètement prévu au niveau du rail pour qu'on ne doive pas s'agglutiner dans des wagons de plus en plus bondés?
Micaël Tille: Il existe toute une série de mesures. Déjà, les projets d’amélioration des gares, notamment à Lausanne et bientôt Genève. Puis, un programme pour dédoubler la voie entre Morges et Perroy. Et aussi des projets sur le matériel roulant. Mais cela prend du temps. Ce n’est pas demain qu’on pourra doubler la capacité ferroviaire. On peut encore augmenter la présence de wagons à deux étages, mais on atteint gentiment les limites du système.
Sébastien Munafò: Il faut déconstruire l’idée selon laquelle tous les trains seraient bondés. C’est faux. Sur le corridor de l’arc lémanique, certaines relations sont saturées. Mais en moyenne, on parle de 30% de taux d’occupation des trains selon les chiffres avancés par les CFF. Pour revenir aux loisirs, les trains peuvent absorber ceux qui sont prêts à délaisser leur voiture pour leurs loisirs. A condition d’augmenter les cadences le week-end et de renforcer l’offre des publics transports régionaux. Les trains peuvent en grande partie absorber la demande. L’enjeu, ce sont les transports publics urbains et régionaux.
Si la croissance du trafic se poursuit comme aujourd'hui (et que rien d'autre que ce qui est d'ores et déjà prévu pour le rail n'est entrepris), à quoi ressembleront nos autoroutes dans 10 ans?
Micaël Tille: On devra faire face à encore plus d’embouteillages. Sur la durée, aussi. Au lieu d’avoir une heure, une heure et demie de bouchons le matin, on passera à deux ou trois heures. Avec des conséquences économiques importantes. Certains vont renoncer à des déplacements professionnels, d’autres comme les artisans seront empêchés de livrer leurs clients, etc.
Et puis, il existe un risque important de report sur le réseau routier secondaire et les villages avec tous les aspects indésirables comme la sécurité et les nuisances.
Sébastien Munafò: Nous serons appelés à trouver des solutions par rapport à l’engorgement des autoroutes. Utiliser les bandes d’arrêt d’urgence. Réguler la vitesse, passer à 100 km/h, voire 80 km/h pour éviter les effets d’accordéon dans les endroits très saturés. Il y a également des leviers à actionner sur le taux d’occupation des véhicules. Si vous doublez l’occupation d’un véhicule, vous doublez la capacité de l’infrastructure sans avoir besoin de l’élargir. Quand on sait que le taux d’occupation d’un véhicule est de 1,1 personne par véhicule pour le motif travail, il y a une marge de progression. Pourquoi pas des encouragements fiscaux autour du covoiturage?
Comment faire tourner notre économie avec des autoroutes à deux voies?
Micaël Tille: C’est une question légitime. On atteint les limites du système. Aujourd’hui, on va travailler plus loin de son domicile, on s’est éloigné des centre-villes, car les loyers sont très chers. Donc, oui, les conséquences économiques sont réelles. Pour les entreprises de transport, c’est compliqué. Oui, on peut voyager sur du rail, mais pour les derniers kilomètres? Intégrer des convois marchandises sur le train, entre Genève et Lausanne, c’est très compliqué tant le train est saturé. Et à la fin, c’est le consommateur qui va finir par payer plus cher les marchandises.
Sébastien Munafò: Elle tourne déjà comme ça. Ce sont les flux, les échanges qui sont synonymes d’économie. Des échanges qui ne se font pas forcément par la route. Notre activité économique doit se découpler d’un trafic purement routier. On peut faire la même chose, se déplacer, échanger des biens et des personnes, en utilisant les transports publics et les modes actifs et en optimisant les infrastructures qu’on a. Là aussi, la formule est finalement celle poursuivie par les agglomérations et qui porte ses fruits.