La respectable abbaye d’Einsiedeln, nichée dans le canton de Schwytz, maltraite ses chevaux? Le cas de la jument Calantura, par exemple, inquiète et interroge. C’est un cheval plus qu’émacié — propriété du monastère d’Einsiedeln — qui se retrouve à la clinique vétérinaire de Zurich. L’animal doit être euthanasié, mais pas tout de suite: dans deux jours. Car il faut d’abord lui retirer les ovaires, pour des inséminations artificielles. «L’opération n’a pas pu être réalisée immédiatement, ils ont donc laissé l’animal souffrir plus longtemps…», confie Nicole Kuster, écuyère.
Nicole connaît bien Calantura, elle a sauté plusieurs obstacles sur son dos lors de concours. Depuis que l’animal est hospitalisé, la femme lui rend régulièrement visite. L’employée d’écurie est dans le milieu depuis plus de trente ans, mais elle dit n’avoir jamais vu un animal souffrir autant: «Calantura avait l’air effroyable. Elle était visiblement négligée, et n’avait même plus la force de lever la tête. On aurait dit qu'elle ne souhaitait plus que la mort..»
Alors qu’elle était en pleine gestation, au monastère d’Einsiedeln, il semblerait que la jument ne recevait pas assez de nourriture. Et, dans le même temps, elle manquait d’exercice, à tel point que ses muscles se seraient atrophiés. Résultat: son poulain est né trois semaines trop tôt. Lui et sa mère ont, en fin de compte, tous deux dû subir une euthanasie, a appris Blick. C’était à la mi-avril 2023.
Et ce cas ne serait qu’un exemple parmi d’autres, en termes de maltraitance animale supposée, à l’écurie du monastère d’Einsiedeln — que des propriétaires d’équidés critiquent volontiers. À noter: pour y loger son cheval, il faut débourser quelque 2600 francs par mois (pour la formule «tout compris», à savoir nourriture, fumier et suivi médical).
Changement de direction
Cette écurie abritée chez les religieux est ancestrale. Les connaisseurs savent que c’est un haut lieu équestre en Suisse, à la base. Mais, depuis un changement de direction, il semblerait que la gestion tourne au vinaigre. Ursi Kälin a dirigé l’écurie pendant près de 20 ans. En février 2023, le monastère s’est séparé d’elle en raison de «divergences d’opinions», comme l’ont expliqué les responsables dans un communiqué.
Cette décision a suscité beaucoup d’incompréhension, à l’interne. La femme était considérée comme un des piliers de l’écurie. Enfant déjà, cette passionnée aidait à l’étable. Plus tard, devenue directrice de l’exploitation, elle pouvait facilement passer la nuit avec les chevaux, lors de la naissance de poulains par exemple.
«Elle était soucieuse du bien-être des animaux», explique Denise Myers, propriétaire de chevaux. Cette femme, qui a grandi aux États-Unis, monte à cheval depuis l’enfance. Adolescente, elle participait à des compétitions. Son cheval a séjourné dans les écuries du monastère alémanique pendant plus de dix ans. Mais, depuis le départ de Ursi Kälin, elle a quitté les lieux — à l’image de plus de 20 autres propriétaires de chevaux. A la mi-octobre 2024, il ne restait plus que quatre animaux dans les écuries de l’abbaye.
Outre la directrice de l’écurie, sa vétérinaire, Simone Weiss, a elle aussi été récemment remerciée après 18 ans de bons et loyaux services — et ce par téléphone, dans plus de justifications. Le maréchal-ferrant des lieux a quant à lui quitté le poste de son propre chef, après avoir ferré les équidés du domaine pendant près de 20 ans.
La direction ignore les plaintes?
Denise Myers se souvient, non sans aigreur, des derniers mois passés au monastère. «Mon cheval était malade, il boitait, mais ne recevait pas de médicaments adéquats». En outre, les animaux n’auraient pas été suffisamment déplacés et baladés — un fait que plusieurs autres propriétaires confirment à Blick. L’une de nos interlocutrices s'appelle Tanja Fess. Enfant, cette Allemande d’origine a passé beaucoup de temps dans une ferme de poneys. C’est son grand-père lui a parlé de l’écurie schwytzoise.
Mais quatorze ans plus tard, ce lieu de rêve pour les amoureux des chevaux a viré au cauchemar. «Ils oubliaient de nourrir et de nettoyer mon cheval», raconte Tanja Fess. Et la cavalière d’ajouter: «Mon cheval maigrissait beaucoup.» Après avoir remarqué une dégradation dans l’état de l’animal, elle avait adressé, à plusieurs reprises, une plainte au directeur de l’administration de l’abbaye d’Einsiedeln, Marc Dosch. Mais ce dernier n’aurait jamais répondu…
La cavalière lui avait notamment transmis une vidéo, que Blick a pu consulter. On y voit une barre de fer qui dépasse de la terre, à l’intérieur du carré d’équitation. «C’est très dangereux pour l’animal et le cavalier», explique la cavalière. Malgré cette vidéo, transmise au chef des lieux, rien n’a changé pendant des semaines. «Le monastère ne se soucie manifestement pas de la santé des chevaux», commente notre interlocutrice.
Un avis que partage Thomas Basenau. Cet Allemand a lui aussi grandi parmi les chevaux. En tant qu’aide d'écurie, il a travaillé pendant un an à Einsiedeln. Et il dit y avoir vu les animaux macérer dans leur propre fumier. Il reproche par ailleurs aux exploitants leur manque de compétences professionnelles. «La nouvelle direction sait à peine qu’un cheval est un animal à quatre pattes avec un long cou, voilà tout», critique l’homme.
Pas de bain pour une jument qui a mis bas?
Après le départ d’Ursi Kälin, une personne ad interim a temporairement pris la direction de l’écurie. Mais ce sans avoir reçu la formation nécessaire, comme l’indique un document du Service vétérinaire du canton de Schwytz. Le monastère n’a pas informé les propriétaires de chevaux des raisons exactes de la rupture de contrat avec Ursi Kälin.
Mais Blick dispose de plusieurs lettres adressées à la direction du monastère, où il leur est reproché un manque de transparence. Actuellement, les deux parties sont en conflit au niveau juridique — il y aurait litige. A ce jour, Ursi Kälin figure toujours dans le Registre du commerce, en tant que directrice de l’écurie du monastère. Ce qui n’a pas empêché, en mai 2023, le monastère de nommer un nouveau chef ad interim.
Pour Thomas Basenau, ce fut une «erreur de casting flagrante». Le traitement réservé à une jument, après la naissance de son poulain, l’a particulièrement irrité. «Peu après avoir mis bas, elle devait être lavée.» Lorsque l’aide d'écurie a attiré l’attention de ses chefs sur ce point, on lui a répondu que ce serait fait.
Mais, quatre jours plus tard, l’employé a revu la jument. Elle était encore sale de l’accouchement: «Des restes de la naissance, du liquide amniotique, du sang étaient accrochés à sa queue. Des grumeaux de sang gros comme le poing. Des mouches couvaient déjà à l’intérieur…», raconte Thomas Basenau. Et d’ajouter que «c’était un spectacle horrible». Pour retirer ces grumeaux infestés, il a dû enlever des parties de la queue de l’animal avec des ciseaux.
Cheval blessé forcé à galoper?
Un autre cheval du domaine d’Einsiedeln portait déjà quatre fers, à cause de ses mauvais sabots, lorsqu’il était jeune. Alors qu’il se défoulait dans le pré, un dimanche de l’automne 2023, un de ses fers est tombé. Thomas Basenau aurait dit à un collègue qu’il ne pouvait le laisser retourner au pré qu’avec un bandage de sabot, par exemple, car il craignait que les parois du sabot ne se brisent encore plus. «Et cela rendrait plus difficile le clouage d’un nouveau fer.»
Mais le nouveau chef aurait ordonné de renvoyer le cheval au pré tel quel. Résultat «Le soir, il ne pouvait plus marcher correctement», raconte Thomas Basenau. Le maréchal-ferrant n’est arrivé que le jeudi. «Comme ils n’avaient pas d’autres chevaux pour les cours d’équitation» dispensés au domaine, «ce cheval boiteux a dû assurer les cours à l’école d’équitation». «Le nouveau directeur de l’écurie a dit qu’il ne s’agissait après tout que de cours pour jeunes enfants, qui ne solliciteraient pas beaucoup l’animal.» Thomas Basenau est très critique envers ce genre de gestion.
De la pub avec un cheval mort?
Il y a un an, un décès est survenu aux écuries. Un cheval souffrait de coliques, pendant toute une nuit. Le matin, à sept heures, son propriétaire a alerté sur l’état de l’animal, une fois qu’il l’a constaté — mais il était trop tard. Et un veilleur de nuit, qui aurait dû se trouver dans les écuries à ce moment, n’aurait rien remarqué.
Un post Facebook de l’abbaye d’Einsiedeln, datant de mi-août 2024, a également fait jaser. On y voit une image avec Calantura, un cheval vigoureux et apparemment en parfaite santé. La photo est utilisée pour faire de la publicité pour un cours de saut d’obstacles. Sauf que Calantura, à ce moment, était déjà décédée (avec son poulain). Et ce depuis un an et demi.
Lorsque les premiers scandales quant à la gestion de cette écurie ont éclaté, l’automne dernier, à la suite d’un article paru dans le «Einsiedler Anzeiger», le monastère a publié une prise de position détaillée sur Facebook. On pouvait notamment y lire: «Contrairement à certaines affirmations, il y a eu, à tout moment pendant la phase de transition (c’est-à-dire le changement de direction évoqué plus haut, ndlr) suffisamment de savoir-faire et d’expérience pour la gestion de l’étable. Les reproches concernant le bien-être des animaux ont été réfutés par les autorités, qui n’ont rien eu à redire.»
Médicaments périmés
Des documents issus d’un contrôle surprise des Services vétérinaires du canton, fin avril 2023, montrent cependant que les chevaux n’étaient pas en bonne santé. Ils manquaient notamment d’espace. Le service vétérinaire a donc demandé au monastère d'«agrandir la surface d’exercice».
Début 2024, le Service a effectué un autre contrôle, annoncé cette fois. Et les autorités ont contesté quatre points très problématiques. Entre autres, «plusieurs médicaments étaient périmés». Divers étaient dépourvus d’étiquette ou portaient une étiquette d’un vétérinaire non reconnu. Il manquait une liste d’inventaire, et le premier bilan de santé, avec le nouveau vétérinaire, n’avait pas été effectué. Mais aucune réclamation n’aurait été formulée concernant la détention des animaux. Comme cela avait déjà été le cas lors du contrôle inopiné précédent.
Les habitants d’Einsiedeln sont inquiets
Il semblerait que de nombreux propriétaires de chevaux ont du mal à accepter le style de gestion du nouveau directeur de l’écurie. Par exemple: la serviette des toilettes a été remplacée par un distributeur de papier. Il a également engagé une équipe de nettoyage, alors que, auparavant, les employés s’en chargeaient eux-mêmes. Un nouveau tapis roulant pour les chevaux n’est utilisé que très rarement, rapportent les personnes qui se rendent quotidiennement aux écuries. Alors que les coûts supplémentaires engendrés par ce tapis suscitent le mécontentement.
Parallèlement, l’écurie du monastère a renoncé depuis peu à ferrer elle-même ses chevaux, en économisant ainsi de l’argent sur le poste de maréchal-ferrant. Ainsi, certains équidés se promèneraient avec les mêmes fers depuis de trop nombreuses années. Face à tous les témoignages de mauvais traitements reçus de la part de propriétaires de chevaux, Blick a confronté les principaux concernés.
Interrogé, Marc Dosch, qui gère toute l’administration de l’abbaye d’Einsiedeln, nie tout comportement fautif: «Les accusations concernant le bien-être des animaux sont infondées. L’exploitation va très bien, en ce qui concerne l’élevage et le bien-être des animauxé.» Le vétérinaire de l’écurie, les autorités de protection des animaux et les spécialistes avec lesquels l’exploitation est en contact le confirmeraient. «Le bien-être animal était l’une des raisons qui avaient conduit au changement de direction en 2023», nous précise-t-on. Marc Dosch rejette également les accusations portées contre son directeur d’écurie par intérim. Pour lui, ces reproches «semblent être motivés par des éléments personnels. On parle souvent mal, dans les écuries — généralement des autres».
Outre le microcosme de l’écurie, dans le village d’Einsiedeln, les bruits vont vite. Et les habitants se montrent inquiets: ils disent qu’ils ne voient plus les chevaux tranquillement en train de brouter sur un terrain, ou en balade dans la forêt. Et pour cause: le chef des écuries a placé des juments et leurs poulains à côté du manège, dans une zone clôturée sans herbe.
Dans ce nouvel enclos, les chevaux avaient de la boue jusqu’aux chevilles, comme le montrent les photos. Malgré de vives critiques, plusieurs démissions au sein des équipes, des propriétaires de chevaux mécontents, le monastère continue de soutenir le directeur ad interim de l’écurie.