C’est une question qui divise: la Suisse et ses habitants sont-ils aussi prospères que ce que l’on s’imagine? Le Conseil fédéral a récemment fourni de quoi alimenter ce débat.
Une analyse sur la «répartition de la richesse en Suisse», publiée sans grand bruit à la mi-décembre par le gouvernement national, arrivait à la conclusion suivante: entre 2005 et 2018, la part de fortune des 1% les plus riches de Suisse est passée de 38 à 44% de la fortune totale du pays.
Une richesse répartie de façon inégale
Pour Marius Brülhart, professeur d’économie à l’Université de Lausanne, la répartition des richesses en Suisse est donc extrêmement inégale par rapport aux autres pays d’Europe occidentale. «Même aux États-Unis, la concentration de la fortune du 1% le plus riche n’est pas aussi importante que dans notre pays», pointe l’expert qui mène depuis de nombreuses années des recherches sur la répartition des richesses.
Selon lui, la concentration des fortunes disponibles en Suisse – sans compter les avoirs des caisses de pension – est plutôt comparable à celle de pays comme le Brésil, le Mexique ou la Russie.
Plusieurs raisons à cette situation
Les raisons pour lesquelles la part de la fortune des super-riches a sensiblement augmenté depuis 2005 sont multiples, estime l’universitaire. «L’une des causes est sans doute la faiblesse des taux d’intérêt. Ceux-ci ont moins fait souffrir les super-riches que la classe moyenne, car leur fortune est surtout constituée d’actions et de biens immobiliers, dont les prix ont fortement augmenté.»
Mais le fait que de nombreux cantons aient supprimé l’impôt sur les successions pour les descendants directs au cours des dernières décennies pourrait également jouer un rôle.
«Un franc de fortune sur deux provient d’un héritage», rappelle Marius Brülhart. En 1990, un impôt sur les successions de 4,3 centimes était dû par franc hérité. Aujourd’hui, en revanche, l’État ne reçoit plus que 1,6 centime par franc hérité. «Ce sont les dynasties familiales très fortunées qui en ont le plus profité.»
Des différences entre cantons
L’augmentation d’apparence inexorable de la fortune des super-riches n’est toutefois pas uniforme en Suisse. «L’évolution a été extrêmement différente d’un canton à l’autre», peut-on lire dans le rapport du Conseil fédéral, rédigé par l’Administration fédérale des contributions et l’Office fédéral de la statistique (OFS). L’inégalité de fortune est particulièrement marquée dans les cantons de Suisse centrale.
La fortune nette moyenne par contribuable montre à quel point les différences cantonales sont importantes. Dans les cantons du Jura, de Fribourg, de Soleure et de Neuchâtel, cette valeur était inférieure à 200’000 francs en 2019. En revanche, dans trois cantons de Suisse centrale, la fortune nette moyenne par contribuable s’élevait la même année à plus d’un million de francs: à Zoug, les citoyens possèdent en moyenne 1,1 million de francs, à Schwyz 1,3 million de francs et à Nidwald même près de 1,5 million de francs.
Les riches expatriés contribuent à la tendance
En 2005, les écarts étaient encore nettement moins importants. À l’époque, la fortune nette moyenne se situait entre 112’000 et 155’000 francs dans le Jura, Fribourg, Soleure et Neuchâtel, et entre 471’000 et 729’000 francs à Schwyz, Zoug et Nidwald.
Pour Marius Brülhart, il est clair que la concurrence fiscale entre les cantons a également profité aux personnes riches. Mais pour le chercheur, ce n’est pas le cœur du problème: «Du point de vue de la population suisse, la question décisive est de savoir si cette concurrence aide à attirer les riches de l’étranger – ou si les cantons s’arrachent mutuellement les bons contribuables.»
Pour le canton de Lucerne, Marius Brülhart et son équipe ont étudié cet aspect. Résultat: les déménageurs internationaux ont contribué pour environ un sixième à l’augmentation de la fortune des 1% les plus riches, après que l’impôt sur la fortune a été réduit de moitié.
Les revenus sont mieux répartis que la fortune
Contrairement à la fortune, les revenus sont comparativement bien répartis. Dans le rapport sur la prospérité du Conseil fédéral, on peut lire que: «L’inégalité des revenus en Suisse était inférieure à la moyenne européenne.» La redistribution sous forme de transferts étatiques ou réglementés par l’État y a contribué de manière déterminante.
À cet égard, Marius Brülhart trouve particulièrement intéressante l’évolution du revenu d’équivalence disponible médian – c’est-à-dire le revenu par rapport au nombre de personnes dans un ménage. «Celui-ci a constamment augmenté depuis 2005 pour les ménages actifs. C’est réjouissant et contredit la thèse selon laquelle la prospérité par habitant a stagné en Suisse ces dernières années.»
L’universitaire lausannois revient ainsi au débat sur la prospérité, dans lequel les avantages et les inconvénients de l’immigration font notamment l’objet de vives controverses. Au cœur des discussions, des critiques font volontiers remarquer que le produit intérieur brut (PIB) par habitant a moins augmenté ces dernières années que dans d’autres pays. Ce serait la raison pour laquelle la situation de chaque citoyen a évolué moins favorablement. Or ce nouveau rapport du Conseil fédéral montre bien que cette théorie ne peut pas être confirmée à 100%.