Vendredi soir, 4 octobre. Au sous-sol d’un grand bâtiment blanc dans la zone industrielle d’Etoy (VD), on passe une première porte miroir, puis une deuxième – blindée celle-ci – pour rejoindre une soirée pas tout à fait comme les autres.
Dans ce bunker, il y a bien un bar derrière lequel Julie* vous accueille avec un grand sourire. Jusque-là, rien de très anormal. Sauf que la jeune femme n’est pas serveuse. Mais instructrice de tir en formation. Et que, au lieu de vous servir un martini, elle vous tend un stylo et un formulaire légal à remplir. Vous pourrez ainsi louer une arme et des munitions.
On tourne la tête. A la place du vestiaire, une armurerie. Derrière une porte grillagée jaune sont exposées des armes de poing, des armes longues qu’on peut équiper de silencieux ou encore des casques et des gilets pare-balles. «Tout est à vendre dans ce show-room», sourit Gédale Senato, le fondateur et directeur de la Swiss Training Academy (STA). Comptez 3000 francs pour un AR-15, de 600 à 1000 francs pour un pistolet.
Inauguré en mars 2023, ce stand de tir à l’allure futuriste – le premier ouvert dans le canton de Vaud depuis 1993 – permet aux forces de police de la région et à des groupes d’intervention suisses et étrangers de s’entraîner dans des conditions proches de la réalité, à 360 degrés, à balles réelles. Mais des particuliers peuvent aussi venir presser sur la détente. Parmi eux, des femmes.
Des soirées sans testostérone
Même si elles sont de plus en plus nombreuses à pratiquer le tir sportif (130'000 membres en Suisse, 60'000 licenciés dont 15% de femmes selon les chiffres de la Fédération sportive suisse de tir), «le milieu reste essentiellement masculin», indique Gédale Senato. Cet ancien étudiant de l’Ecole hôtelière de Lausanne a donc eu l’idée d’organiser des soirées réservées exclusivement aux femmes, des ladies nights, «pour qu’elles se sentent suffisamment en confiance les premières fois afin de passer le cap et de s’inscrire par la suite dans des cours mixtes».
À la Swiss Training Academy, il l’assure, pas d’atmosphère masculiniste ou viriliste. «Nos clientes participent à cette activité de la même façon qu’elles se rendraient au cinéma, au bowling ou à un laser game.» Leur profil? «De 16 à 75 ans, des Suissesses, des expatriées, de toutes classes sociales, apprenties, cadres, enseignantes, infirmières, informaticiennes, des politiciennes de gauche, de droite, etc.» détaille Gédale Senato.
Le concept au marketing bien léché plaît. Depuis son lancement, le directeur de la STA fait le plein à raison d’une dizaine de participantes par ladies night. «Je n’ai rien inventé, cela existe depuis vingt ans pour le krav-maga, la moto et d’autres activités. En 2017, j’avais organisé les premières soirées ladies night en Suisse dans un autre stand avant qu’on ait le nôtre, et c’était un succès, déjà à l’époque. Je réponds juste à une demande.» Laquelle? Il sourit: «Celle d’éviter les gros lourds, la drague et d’essuyer des remarques sexistes et paternalistes de la part de certains hommes.»
«Je suis venue pour kiffer»
Il est 19 heures. La sonnerie de l’interphone retentit. Diana fait son entrée. Puis Charline, Audrey, Laureline. Il y a aussi Naomi, Elodie, Sarah et Ivana. Onze participantes au total, âgées de 16 ans à la quarantaine, qui se sont délestées de 250 francs pour participer à cette soirée de tir.
Elles sont toutes venues seules. Les jeunes femmes se sourient timidement, se lancent des coups d’œil et échangent quelques mots dans une ambiance très concentrée, teintée d’appréhension et d’excitation. «Aucune copine n’a voulu m’accompagner, s’amuse Naomi, une éducatrice de 28 ans, vêtue de noir de pied en cap. Ce n’est pas grave, je suis venue pour kiffer. Pour rechercher de l’adrénaline et un sentiment de puissance.»
À sa gauche, Diana, doudoune kaki, chevelure châtain, attend patiemment le début du cours en sirotant sa boisson. C’est la deuxième ladies night de cette professionnelle de la santé, après une expérience décevante dans un stand de tir «traditionnel». «J’y suis allée avec mon compagnon et ne m’y suis pas sentie à l’aise. Les mecs scrutaient mes faits et gestes. J’en avais cinq derrière moi qui n’attendaient qu’une chose: que je me loupe pour ricaner», se souvient-elle. Et de poursuivre: «Le personnel de l’accueil ne s’adressait qu’à mon mec. Moi, je n’existais pas.»
En optant pour un événement exclusivement dédié à la gent féminine, la trentenaire cherche avant tout une ambiance sécurisante et l’échange avec d’autres participantes partageant le même intérêt. On hausse un sourcil. Une ambiance sécurisante, entourée d’armes létales? «Ici, on nous explique tout de A à Z, avec un encadrement individuel. On se sent à l’aise et en sécurité. Et puis, j’ai toujours été attirée par ce milieu, avec un papa qui a fait l’armée ou des copains qui partaient à l’école de recrues.»
Être une «badass»
Deuxième ladies night pour Ivana aussi. Cette greffière de 25 ans confie avoir toujours été attirée par les armes, le milieu juridique et carcéral. Décharger une arme lui procure satisfaction, fierté et confiance en elle. «C’est simple, dès que j’accroche le holster autour de ma cuisse, je me sens badass.»
T-shirt à l’effigie du groupe blues-rock ZZ Top, cheveux rouges tirant sur le rose, la jeune Laureline connaît tout du maniement des armes. Normal, elle a fait l’armée. Un environnement dans lequel le sexisme est encore bien présent selon les dires de l’apprentie horlogère âgée de 20 ans. «On me mettait souvent de côté. Il fallait que j’en fasse plus que les autres pour espérer être prise au sérieux.» Alors elle a opté pour une session de tir sans excès de testostérone pour se sentir dans un environnement «respectueux» et «tolérant».
Un format sans gros bras qui a tapé dans l’œil de Charline sur les réseaux sociaux. «J’ai vu une publicité sur Instagram. J’ai foncé. Je suis du genre à réfléchir après.» Cette enseignante de 35 ans s’est déjà exercée au tir, une activité qui lui procure un sentiment de peur et de puissance. «On prend conscience du danger, mais on apprend à se canaliser, à faire le vide.»
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L’heure tourne. Il est temps de gagner la salle de tir. Après un premier briefing de sécurité dispensé par le patron de lieux, les participantes se saisissent des Arsenal et des Glock de calibre 9 mm pour travailler «à sec», c’est-à-dire répéter les mouvements avec l’arme à vide. Une chorégraphie millimétrée encadrée par quatre instructeurs.
Des hommes? Pourquoi ne pas pousser le concept de la ladies night jusqu’au bout? Gédale Senato soupire: «J’aimerais bien, mais je ne parviens pas à trouver des instructrices. Chez STA, nous proposons des cursus de formation, mais cela demande du temps et un investissement conséquent. Julie, que vous avez vue derrière le bar et qui est habilitée à encadrer ce cours, en prend le chemin. D’ailleurs, la première fois qu’elle a mis les pieds chez nous, c’était en tant que cliente.» C’est cette même Julie qui distille ses derniers conseils avant de tendre des protections oculaires et auriculaires aux participantes. Car les choses sérieuses, c’est pour maintenant.
Des tirs sur des cibles roses
On tressaille au premier coup de feu. Le bruit est venu fracasser le silence et l’odeur de poudre piquer les narines. Une douille dorée ricoche sur le sol. «Voilà, c’est à votre tour», lance un instructeur de tir à l’issue de sa démonstration à une assistance sous tension.
Quatre femmes s’avancent sur la ligne de tir, dont l’auteure de ses lignes. A 3 mètres, une cible rose. On sourit – certains clichés ont la vie dure. L’instructeur distille ses dernières recommandations. Vient le moment de dégager le poids mort métallique de son holster de cuisse. Le moniteur nous tend une munition à insérer dans le chargeur et nous demande d’effectuer un mouvement de charge pour faire passer la balle de 9 millimètres dans le canon. Le pistolet à vide qu’on manipulait maladroitement devient une arme chargée.
Les bras tendus en direction de la cible, les mains un peu moites serrées sur la crosse, on presse sur la détente avec sa phalange. Pan! Presque dans le mille. Le recul de l’arme est moins brutal qu’appréhendé. On reprend son souffle (et ses esprits). Les coups de feu et participantes se succèdent sur la ligne de tir. Concentrées, à l’écoute – ça tombe bien, les casques de protection permettent d’entendre la voix des instructeurs –, la technique et la précision de chacune s’affinent au fil de la séance.
Quarante-cinq minutes après le premier coup de feu, les apprenties tireuses se retrouvent autour du bar, les langues se délient. Toutes sont visiblement ravies de l’expérience, que la plupart promettent de réitérer.
«Tirer est un défouloir, une échappatoire dans une société où tout est codifié, sous contrôle», confie Elodie, 28 ans, la seule à être venue avec son propre pistolet. «Il faut se mettre dans une bulle, se concentrer, je me sens libre en devenant maîtresse de moi-même», raconte celle qui, enfant, accompagnait ses parents au stand de tir. Elle balaie la salle du regard. «Vous voyez toute cette féminité autour de vous. Cela prouve qu’on n’a pas besoin d’être un garçon manqué pour pratiquer le tir. Cette soirée entre femmes m’a permis d’avoir le courage de venir seule. Maintenant que la glace est brisée, je m’inscrirai à des cours mixtes.»
Mission accomplie et carton plein pour cette ladies night. ●
* Prénom d’emprunt.