En 2028, Bertrand Piccard aura 70 ans et signera peut-être — en lettres nuageuses dans un ciel bleu — un nouvel exploit digne de Jules Verne. Un tour du monde sans escale. En neuf jours et en avion biplace, propulsé à l’hydrogène.
Le célèbre vaudois a présenté son nouveau projet — Climate Impulse — ce mercredi, sept ans après l’atterrissage de Solar Impulse, son coucou solaire. «La meilleure manière de lutter contre cette éco-dépression, c’est de montrer que l’action est possible», lâche-t-il dans l’interview que vous vous apprêtez à lire.
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Mais ce n’est pas tout. Le savanturier tacle aussi les écolos adeptes de décroissance et les industriels accros à l’immobilisme. Alors, quelles solutions pour éviter la catastrophe climatique? Est-elle seulement évitable? Faut-il tout miser sur la technologie? Et le nucléaire, dans tout ça? Vous verrez, l’entretien accordé à Blick se termine sur une effrayante confidence.
Bertrand Piccard, vous avez atteint l’âge de la retraite le 1er mars 2023. Mais vous vous relancez dans un projet titanesque, propulsé par de l’énergie propre. Où la puisez-vous, votre propre énergie?
Dans la frustration de voir à quel point le monde marche mal quand il pourrait marcher beaucoup mieux. Je suis frustré de voir des gens qui pensent qu’il n’y a pas d’avenir. La meilleure manière de lutter contre cette éco-dépression, c’est de montrer que l’action est possible. Ramener de l’espoir. Il ne faut jamais se mettre à la retraite pour ce genre de choses.
Parlons-en, de cet espoir que vous portez. Au sein des milieux écologistes, vous êtes parfois présenté comme un doux rêveur, qui pense que la technologie va sauver la planète.
Une fois, à la radio, en direct, un écologiste m’a dit: «Arrêtez de parler de solutions, il n’y a que des problèmes!» Je lui ai répondu qu’il ne fallait pas qu’il s’étonne que les gens s’opposent à l’écologie. On ne peut pas dire aux gens qu’il n’y a que des problèmes. Il faut trouver des solutions, les mettre en œuvre. Mais il ne faut surtout pas partir dans le technosolutionnisme que les écologistes détestent, à raison.
C’est-à-dire?
Je ne prône pas la réabsorption du CO2, qui sera peut-être possible dans 50 ans, pour justifier qu’on continue à en émettre. Je ne prône pas non plus d’attendre qu’on développe la fusion nucléaire partout. Il faut mettre en œuvre les solutions qui sont à notre disposition aujourd’hui.
Lesquelles?
Une grande partie du problème actuel, c’est le gaspillage. On perd de la chaleur au lieu de la réabsorber, on perd des déchets au lieu de les réutiliser, les moteurs à combustion ont des rendements catastrophiques, les maisons sont mal isolées, on a des chauffages à mazout au lieu de pompes à chaleur, … On a une économie linéaire au lieu d’avoir une économie circulaire.
Comment convaincre?
Les écologistes appellent à la décarbonation, c’est juste. Mais la décarbonation, ça fait peur à beaucoup de gens. Beaucoup de gouvernements pensent que la transition va nous coûter cher. Ils craignent de devoir faire des sacrifices, de faire face à une décroissance économique, de perdre des emplois.
Que leur répondez-vous?
Je pense qu’il faut changer le narratif. Puisqu’on a des solutions, il faut parler de modernisation. Si vous modernisez notre monde, si vous le rendez efficient, si vous pouvez faire mieux en consommant moins, si vous arrivez à économiser au lieu de gaspiller, alors la décarbonation sera la conséquence logique de cette modernisation. Tant qu’on parlera de décarbonation sans parler de modernisation, on n’arrivera pas à créer de l’enthousiasme. Il faut réconcilier l’écologie et l’industrie.
Pourquoi ça coince?
Parce qu’il y a un clivage terrible entre certaines personnes de l’industrie — qui pensent que l’écologie coûte trop cher et qu’il faut lutter contre celle-ci — et les écologistes — qui donnent un message qui n’est pas suffisamment attrayant.
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Vous cherchez une voie médiane. Et vous aimez parler de rentabilité économique.
Oui, et ce n’est pas pour promouvoir le capitalisme! Je le fais parce que vous devez montrer aux gens les avantages qu’il y a à changer de voie.
Mais aujourd’hui, il est compliqué de produire suffisamment d’énergie renouvelable pour subvenir à nos besoins et soutenir notre niveau de consommation actuel. C’est même tellement compliqué que la question du nucléaire, non émetteur de CO2, refait surface. Vous pensez aussi qu’il faut reconstruire des centrales?
Le problème n’est pas là. A peu près trois quarts de l’énergie produite dans le monde sont gaspillés à cause de rendements médiocres. Tant que ça ne change pas, on ne produira jamais assez d’énergie avec le renouvelable, c’est sûr.
Vous parlez d’éco-dépression, présente chez beaucoup de jeunes, notamment. Entre février 2023 et janvier 2024, on a mesuré un réchauffement de 1,5 degré par rapport à l’ère préindustrielle. Ça semble mal parti pour maintenir le réchauffement à 2 degrés comme prévu dans les accords de Paris. On court littéralement vers la catastrophe. Comment rester optimiste?
La situation actuelle est catastrophique. Moi, je ne prône pas l’optimisme, je prône l’action. Comment mettre en œuvre les solutions? Comment les financer? Comment le monde politique peut-il les accompagner?
Que doit faire le monde politique?
On a un cadre légal qui n’incite pas du tout à être efficient. Vous avez le droit d’émettre autant de CO2 que vous voulez dans l’atmosphère. Vous avez encore le droit d’utiliser des chauffages inefficients qui coûtent très cher. Ce n’est ni un avantage pour le climat, ni un avantage pour les familles modestes qui paient des fortunes en facture de chauffage chaque mois. Il faut agir dès aujourd’hui, parce que sinon on sera à +4 degrés.
À +4 degrés, notre monde deviendrait dangereux.
Ce n’est pas simplement qu’il va faire un petit peu plus chaud au moment où on fera un barbecue sur la terrasse en été: on aura des exacerbations de tous les extrêmes, beaucoup plus chaud, beaucoup plus froid, beaucoup plus mouillé, avec des inondations, beaucoup plus sec, avec des sécheresses. Et on devra aussi assister à un relâchement de gaz qui vient de couches terrestres aujourd’hui gelées.
On risquerait alors l’emballement.
Au moment où vous avez le permafrost qui se met à fondre dans le grand Nord, ça va libérer du méthane, qui est 28 fois pire que le CO2. Ça libérera aussi des bactéries et des virus qui étaient emprisonnés là depuis des centaines de milliers d’années.
Les gens commencent à se rendre compte que leurs efforts individuels — manger moins de viande, abandonner l’avion, ranger la voiture thermique, trier son alu, … — ne régleront pas tout. La population en a un peu ras-le-bol qu’on fasse tout peser sur ses épaules.
Moi aussi, j’en ai ras-le-bol! L’effort personnel permet de faire à peu près 25% du chemin, à condition que tout le monde fasse cet effort. On en est loin. Mais même s’il n’y avait pas le changement climatique, ça vaudrait la peine d’y aller. Parce que si on modernise notre pays, si on le rend efficient et plus propre, on aura des nouvelles infrastructures, une meilleure qualité de vie et ça coûtera moins cher à tout le monde.
Comment expliquez-vous l’immobilisme politique?
Le monde politique a peur et vise sa réélection. Mais il y a des femmes et des hommes d’Etat, qui ont une vision à long terme, dans tous les partis en Suisse.
Ah oui?
Allez, on y va, on se lance: à droite, au Parti libéral-radical (PLR), vous avez Laurent Wehrli. Chez les écologistes, Adèle Thorens Goumaz, qui a malheureusement pris sa retraite politique. Chez les socialistes, Roger Nordmann. Même à l’Union démocratique du centre (UDC), il y a des gens intéressés par le renouvelable: ils me disent qu’ils n’osent pas trop le dire de peur de se faire exclure du parti.
Sur les réseaux sociaux, une expression est souvent utilisée face aux excès des ultra-riches, qui voyagent en jet privé et se pavanent sur leurs yachts: «N’oubliez pas de faire pipi sous la douche». En d’autres termes, ces internautes n’en peuvent plus qu’on leur dise d’économiser de l’eau pendant que d’autres crament tout.
D’un côté, vous avez des ultra-pauvres qui n’ont pas de quoi s’acheter une voiture électrique, qui n’ont pas de quoi installer une pompe à chaleur et qui polluent parce qu’ils y sont contraints. Et de l’autre, les ultra-riches. Maintenant, il faut voir pourquoi ils utilisent leurs jets privés.
Ce serait justifié dans quel cas, selon vous?
Si c’est pour gagner du temps, créer des emplois et avoir des entreprises qui paient des salaires et des impôts, puis une bonne redistribution sur le plan de la sécurité sociale, c’est justifiable et nécessaire. Si c’est pour partir en vacances, peut-être pas. En résumé, il faut sortir la protection de l’environnement et l’action climatique de l’idéologie. Sinon, on accuse toujours les autres et on ne fait rien soi-même.
Venons-en à votre nouveau projet. Il y a sept ans, vous misiez tout sur le solaire. Là, vous vous lancez dans l’hydrogène. Le solaire, ce n’est finalement pas assez efficace?
Je n’ai jamais tout misé sur le solaire. J’ai toujours voulu promouvoir toutes ces technologies propres et l’efficience énergétique. Aujourd’hui avec l’hydrogène. Et comment est-ce qu’on va fabriquer de l’hydrogène? Avec du solaire, et avec de l’éolien.
En réalité, aujourd’hui, une très petite partie de l’hydrogène produit est issue des énergies renouvelables. Il faut en outre beaucoup d’énergie pour produire de l’hydrogène, qui est compliqué à stocker, lourd à transporter. Actuellement, c’est un vecteur d’énergie difficilement écolo!
Vous savez, au moment où on est passé du cheval à la voiture, les gens étaient contre la voiture. Ils disaient que sans station d’essence, ça ne servait à rien, alors qu’il était facile de trouver du fourrage pour nourrir les montures. Aujourd’hui, on a du pétrole et c’est très simple de faire le plein.
Il y a deux façons de se servir de l’hydrogène comme vecteur d’énergie: soit directement comme un carburant, comme si c’était du kérosène, soit à travers une pile à combustible. Vous nous expliquez?
Si vous brûlez de l’hydrogène dans un moteur à combustion, vous aurez un meilleur rendement qu’avec de l’essence. Mais vous émettrez aussi des NOx (ndlr: oxydes d’azotes très polluantes). C’est une première manière de faire.
Vous en avez choisi une autre.
Une manière totalement propre. L’hydrogène passe à travers ce qu’on appelle une pile à combustible. Dans le processus, des membranes reconstituent de l’eau à l’aide d’hydrogène et d’oxygène et produisent de l’électricité. Electricité que vous allez injecter dans votre moteur électrique. Et même si le rendement n’est pas parfait, c’est une façon de stocker de l’électricité dans des situations où les batteries seraient trop lourdes.
L’aviation est intéressée. D’ailleurs, Airbus participe à votre projet, mais il en existe beaucoup d’autres. En quoi votre avion va permettre une avancée plus conséquente qu’un autre?
Mon avion à hydrogène ne va pas sauver le monde. Mon avion à hydrogène est là pour faire passer un message. Pour montrer qu’on peut sortir du marasme pour mettre en jeu l’esprit de pionnier. C’est un appel à agir. Et puis, c’est clair qu’il y aura des développements industriels qui vont avoir des débouchés. Climate Impulse, c’est un banc d’essai, une preuve qu’on peut décarboner l’aviation.
Quelles seront les étapes qui vous mèneront vers le grand décollage, en 2028?
On sort de trois ans de design. Maintenant il faut construire l’appareil. Nous travaillons avec le navigateur Raphaël Dinelli, qui est un ingénieur en matériaux composites: il est en train de fabriquer les moules pour les fuselages, le cockpit, etc. On travaille aussi avec une entreprise scientifique, Syensqo, pour avoir des réservoirs à hydrogène mieux isolés, des matériaux composites recyclables et des piles à combustibles plus efficientes. Encore ce matin (ndlr: jeudi), je rencontrais un fabricant de moteurs électriques d’aviation qu’on devrait pouvoir utiliser. J’espère que début 2026, on pourra commencer les tests en vol.
Cet avion, physiquement, il va grandir où?
Aux Sables-d’Olonne, l’un des épicentres de la fabrication des bateaux de course. Et, l’avion sera assemblé à Tarbes. Tarbes, c’est l’aéroport où Daher a son centre d’essai, près de Toulouse.
Vous prévoyez de faire le tour du monde, sans escale, en neuf jours, à deux dans un petit avion propulsé par une technologie innovante. On ne va pas se mentir, ça vous manquait quand même aussi un peu les shoots d’adrénaline, non?
C’est vrai, ça fait sept ans que j’ai atterri avec Solar Impulse et ça me passionne de relancer un projet qui a du sens. Un projet qui peut fédérer, un projet qui peut être utile.
Mais dans les airs, pendant neuf jours, le danger existera!
Le plus grand risque, c’est de vivre dans un monde qui consomme un million de tonnes de pétrole par heure. Ça, ça me fait vraiment peur. Je n’ai pas peur de voler avec un avion propre. Quand on part pour une aventure de neuf jours, on a confiance en son matériel. Vous savez, le plus fantastique, ce n’est pas l’adrénaline.
C’est quoi?
C’est la conscience d’être dans une aventure qui vous sort de votre zone de confort, qui vous sort de vos certitudes. C’était comme ça avec Breitling Orbiter 3 (ndlr: le ballon à air chaud avec lequel il a accompli le tour du monde en compagnie de Brian Jones en 1999). C’était comme ça avec Solar Impulse. Vous êtes au milieu de nulle part. Vous êtes obligé d’être performant. Vous êtes obligé de faire bien. Vous êtes obligé d’être créatif. Et ça, c’est quelque chose qu’on n’a pas vraiment dans la routine du monde de tous les jours, hein?
Vous vous êtes fait peur, des fois?
Très honnêtement, oui, avec Breitling Orbiter 3. Sur le Pacifique, par exemple. Il n’y avait pratiquement plus de vent. On avançait à 20 km/h. Alors qu’on avait prévu trois jours pour le Pacifique, il nous a fallu sept jours. On n’avait presque plus de carburant pour l’Atlantique. Et au-dessus du Mexique, on a perdu les bons vents. Là, avec Brian Jones, on se regardait, on se disait qu’on n’était pas bien.
Et avec Solar Impulse?
Je ne me suis jamais fait peur en vol. Par contre, vous ne pouvez pas savoir le nombre de fois où je me suis fait peur au sol, avec la bureaucratie, l’administration, les normes de sécurité, les interdictions de faire ce qu’on voulait faire, etc.
Avec Climate Impulse, vous n’aurez pas les 16 escales.
Ce qui sera beaucoup plus simple sur le plan administratif. Mais il faudra tenir neuf jours en vol avec notre carburant liquide, qu’il faudra maintenir à -253 degrés. C’est un gros défi technique.
Vous ne vous dites pas que vous allez y arriver les doigts dans le nez?
On ne va pas y arriver les doigts dans le nez. J’espère qu’on va y arriver tout court. C’est quelque chose qui n’a jamais été fait. Et c’est justement parce que ça n’a jamais été fait qu’il faut essayer. Sinon ça restera toujours impossible.