En plein cœur de la pandémie de Covid-19, à l'été 2020, Theresia Sokoll, 48 ans, a pris les rênes de l'hôtel Kettenbrücke à Aarau, en Argovie. Elle a rapidement été confrontée à un double défi: non seulement la crise sanitaire avait conduit à la fermeture de nombreux établissements, mais en plus le personnel qualifié était rare, en particulier en cuisine et au service.
Malgré cela, Theresia n'a pas baissé les bras et a pris les choses en main. Elle a fermé le restaurant le lundi, a réorganisé son équipe et a personnellement aidé aux tâches de service, de réception et de vaisselle.
Impossible faire tourner le restaurant sans l'immigration
Cependant, même après la fin de la pandémie, les problèmes de recrutement persistent. «Le plus grand défi est de faire face aux absences imprévues du personnel, explique la restauratrice. Contrairement au passé, nous ne sommes plus en mesure de trouver rapidement des remplaçants.» Dans les moments les plus critiques, la directrice n'a d'autre choix que de mettre un frein aux réservations.
Arrivée en Suisse d'Autriche à l'âge de 16 ans pour travailler dans le secteur de la restauration, Theresia a fait carrière dans l'hôtellerie et possède désormais l'hôtel Kettenbrücke. Ce dernier donne du travail à 34 personnes de différentes nationalités, dont la Suisse, l'Autriche, la Somalie, le Sri Lanka, les Philippines et l'Ukraine. «Sans l'immigration, nous ne pourrions pas gérer une entreprise de cette envergure, souligne Theresia. Nous ne trouvons tout simplement pas suffisamment de travailleurs suisses pour combler tous les postes vacants.»
Manque de personnel qualifié
Ironiquement, la Suisse a connu une forte immigration au cours des dernières années grâce à la libre circulation des personnes, mais le manque de personnel qualifié dans certains secteurs, notamment dans l'hôtellerie et la restauration, ne cesse de s'accentuer. Selon une enquête menée par Gastrosuisse auprès de ses membres, plus de 60% des hôtels rencontrent des difficultés à trouver le personnel qualifié nécessaire.
La pénurie de main-d'œuvre qualifiée est devenue un problème majeur dans de nombreux secteurs en Suisse. Dans l'hôtellerie-restauration, le nombre de postes à temps plein non pourvus a atteint un niveau record, passant de 2000 en 2015 à 8500 postes actuellement, selon une évaluation de l'association de la branche. Cette pénurie se fait sentir malgré une augmentation des nuitées dans le secteur, passant de 509 en 2010 à 605 aujourd'hui, pour un poste à plein temps, selon une évaluation exclusive d'Hotelleriesuisse.
La pénurie de main-d'œuvre qualifiée touche également d'autres secteurs de l'économie, tels que la construction mécanique, la santé, l'informatique, les banques, les assurances ou encore l'hôtellerie-restauration. Selon une évaluation de Swissstaffing, l'association des services de l'emploi, il n'y a jamais eu autant d'emplois vacants par personne au chômage.
Les entreprises cherchent désormais activement des collaborateurs qualifiés, et cherchent à les lier le plus rapidement possible à elles de manière fixe. Ce qui a pour conséquence une diminution des activités de placement dans le secteur de l'intérim. Pourtant, même en cherchant intensivement dans les pays voisins, la pénurie de main-d'œuvre se fait sentir, notamment en raison du vieillissement de la société. En effet, en Europe, le nombre de personnes en âge de travailler diminue actuellement de près de trois millions par an, selon les calculs du centre de compétences démographiques.
Difficultés accrues à partir de 2026?
Hendrik Budliger, responsable de Demografik, prévient que la Suisse aura plus de difficultés à recruter à l'étranger les collaborateurs qui lui manquent à partir de 2026, lorsque l'immigration stagnera, voire diminuera. De plus, la vague de départs à la retraite à venir des baby-boomers contribuera à une diminution de la population en âge de travailler dans notre pays.
Si la Suisse ne devient pas plus attractive pour les travailleurs étrangers en termes de coût de la garde d'enfants et de logement, la population active baissera, ce qui aura des répercussions sur l'économie et la société. Hendrik Budliger attire également l'attention sur une catégorie importante de personnes qui quittent la Suisse : les émigrants, dont la majorité est constituée de jeunes familles. Ces personnes manqueront dans le pays en tant que futurs travailleurs, contribuables et cotisants à l'AVS.
Selon Reto Föllmi, professeur d'économie à l'université de Saint-Gall, la durée de séjour des immigrants en Suisse est assez courte, car après seulement trois ans, environ la moitié des immigrants repartent. Cependant, Reto Föllmi ne s'inquiète pas trop du taux d'émigration élevé des jeunes, car cela fait partie de leur phase de vie où ils sont mobiles. De plus, la Suisse parvient à attirer et à intégrer de nombreuses personnes hautement qualifiées en provenance de l'Union européenne (UE).
Cependant, la pénurie de main-d'œuvre est un réel problème pour l'économie suisse, selon Marco Salvi du groupe de réflexion Avenir Suisse. Si l'économie continue de croître comme elle l'a fait au cours des 20 dernières années, il manquera environ 1,3 million de spécialistes en 2050. Pour résoudre ce problème, des incitations plus fortes à l'activité professionnelle sont nécessaires, comme l'imposition individuelle, mais également une politique d'immigration plus réfléchie. La main-d'œuvre qualifiée se fait pareillement rare en Europe, donc la Suisse doit renforcer l'immigration de travail en provenance de pays tiers.
Les associations de restaurateurs ont aussi souligné la nécessité d'un assouplissement des conditions d'admission pour les personnes originaires de pays tiers. Cependant, cela peut être difficile à mettre en œuvre, car actuellement, l'UDC remet en question la libre circulation des personnes avec son «initiative pour le développement durable». Cela montre que la politique d'immigration en Suisse reste un sujet délicat et complexe.