Il est venu, il a (presque) vu et il a été vaincu… par la police thurgovienne. Interdit d’entrée sur le territoire par l'Office fédéral de la police (Fedpol) «pour préserver la sécurité intérieure et extérieure du pays», l’idéologue d’extrême droite Martin Sellner n’a pas pu donner une conférence samedi passé dans le canton de Zurich.
Ce n’est pas la première fois que l’ancien leader du Mouvement identitaire autrichien, connu entre autres pour avoir tagué des synagogues avec des croix gammées, est bouté hors des frontières suisses. En mars dernier, déjà à l’invitation du collectif alémanique Junge Tat, Martin Sellner avait été interpellé en plein discours par la police argovienne qui avait empêché la tenue d’une conférence. Des conférences, durant lesquelles cette figure de la mouvance identitaire, préconise notamment la «remigration».
Sur X, Samson Yemane, conseiller communal socialiste (législatif) à Lausanne s’est félicité de cette arrestation. «La «remigration» n’a pas sa place en Suisse. Bon débarras!» Mais, que signifie ce terme?
La remigration, c’est quoi?
À l’origine, ce néologisme issu de l’anglais utilisé par les démographes désignait le retour – volontaire ou non – d’immigrés sur leur terre natale. Un terme factuel et dénué de connotation politique. Ça, c’était avant qu’il ne devienne le concept-clé de la pensée identitaire dès 2010. Cet euphémisme vise à adoucir une réalité brutale: le renvoi, voire la déportation des «étrangers» dans leur «pays d’origine», qu’ils soient titulaires d’un passeport national ou non, afin d’éviter le «grand remplacement» – autre théorie complotiste et xénophobe, postulant le progressif remplacement des populations occidentales «de souche» par des immigrants extra-européens.
Et ce fantasme des identitaires n’a pas tardé à essaimer et à gagner la sphère politique en Europe.
Politique et remigration
En France, par exemple, avec Eric Zemmour (Reconquête!). Lors de sa campagne présidentielle en 2022, le polémiste et homme politique d’extrême droite, promet de créer un ministère de la «remigration». Avec comme dessein pour son hypothétique quinquennat: l’expulsion d’un million d’«étrangers dont on ne veut plus», des «clandestins», de «délinquants», de «criminels» et «fichés S».
Chez nos voisins autrichiens, Herbert Kickl, le très radical chef de troupe du Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), grand gagnant des élections législatives du 29 septembre 2024, déclare sans complexes vouloir la mise en place d’une politique de «remigration» des «étrangers qui n’ont pas été invités chez nous».
En Allemagne, début 2024, les révélations du magazine d’investigation «Correctiv» secouent le pays. Le média rend compte des coulisses d’une réunion clandestine, qui s’est tenue le 23 novembre 2023, entre des membres du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), d’une organisation ultraconservatrice du Parti chrétien démocrate (CDU) et des représentants de la mouvance identitaire.
L’objectif de la petite sauterie? Débattre d’un projet de «remigration» si l’AfD venait à se hisser au pouvoir. Avec en guest star, Martin Sellner. Le visage des identitaires autrichiens y a déroulé son projet politique pour l’Allemagne visant à annuler «la colonisation du pays par les étrangers». Par quels moyens? L’expulsion vers l’Afrique du Nord de deux millions de personnes vivant en Allemagne: les demandeurs d’asile, les étrangers ayant un droit de séjour et les citoyens «non assimilés».
Ce sont ces derniers qui constitueraient le «plus gros problème» selon le leader d’extrême droite. Et pour y remédier, il propose des lois sur mesure — dont le contenu demeure brumeux — pour contraindre ces citoyens à s’adapter à la culture locale.
Si ces révélations ont provoqué un tollé général dans le pays — les Allemands descendant dans la rue pour manifester — cela n’a pas empêché l’AfD de remporter un scrutin régional en Thuringe, dans le centre du pays, il y a tout juste un mois.
Et en Suisse?
En Suisse, la «remigration» trouve un écho parmi le groupuscule d’extrême droite alémanique Junge Tat, placé sous surveillance par Fedpol et Europol. Au menu de leur site internet: «grand remplacement» et «remigration». Vous pourrez y lire que «pour développer une structure démographique durable, des politiques favorables aux familles et un programme rigoureux de ‘remigration’ sont nécessaires. Sans une politique nataliste visant à stopper les changements démographiques, les Suisses deviendront tôt ou tard une minorité dans leur propre pays.»
Toutefois, la récupération et l’interprétation de cette thématique par Junge Tat a un impact limité en Suisse, selon Oscar Mazzoleni, professeur de sciences politiques à l’Université de Lausanne (UNIL). «Nous ne sommes pas dans la même situation que l’Autriche ou l’Allemagne où des forces politiques institutionnalisées comme le FPÖ ou l’AfD promeuvent la remigration au niveau national et international.»
Mais le spécialiste de l’extrême droite en Suisse prévient: «Ce n’est pas parce qu'on n’assiste pas encore à la thématisation du concept par un parti politique, qu’il n’existe pas. L’idée de ‘remigration’ circule sur les réseaux sociaux, dans les milieux intellectuels et au sein de groupuscules qui ne présentent pas forcément aux élections.»
Lors de l’arrestation de Martin Sellner en mars dernier par la police argovienne, les Jeunes UDC argoviens avaient manifesté leur soutien à l’Autrichien avant de faire marche arrière suite au déluge de critiques. Dans la foulée, Blick révélait que la cheffe de la stratégie des Jeunes UDC, Sarah Regez, avait participé à une réunion secrète avec Martin Sellner, ainsi que des membres du groupe de droite radical Junge Tat. Sommée de s’expliquer, la jeune femme a affirmé ne pas savoir qui était l’Autrichien tout en reconnaissant partager avec lui ses positions sur la «remigration». Plusieurs sections de l’UDC avaient pris position pour se distancier de toute forme d’extrémisme, également en Suisse romande.
Pour Oscar Mazzoleni, il existe «une radicalisation de certaines thématiques au sein de l’UDC, comme l’expulsion des criminels étrangers ou la lutte contre l’immigration clandestine.» Mais le politologue tient à nuancer: «L’UDC ne va pas jusqu’à dire qu’elle serait favorable à expulser des Suisses naturalisés, considérés comme pas suffisamment intégrés comme le font les adeptes de la ‘remigration’.»
Le professeur de l’UNIL met en garde: «Avec le discours de la ‘remigration’, les identitaires développent un projet politique et culturel de longue haleine. Et même s’ils considèrent que ce projet n’est pas réaliste aujourd’hui, leur objectif est de faire changer les mentalités pour qu’il puisse advenir.» En banalisant l’idée? «C’est l’objectif», répond le politologue.