Son visage déterminé barre la Une de notre édition alémanique de jeudi: Julie Hugo a décidé de mettre sa voix, que les amateurs de rock connaissaient jusqu'ici pour son talent musical, au service de toutes les victimes de viol. Car le code pénal actuel en Suisse et surtout la procédure fait autant souffrir que les faits sordides que la Fribourgeoise a endurés, en décembre 2021.
Le flot intense de réactions des deux côtés de la Sarine à la suite de la parution de notre article montre deux choses: d'abord, le viol est sans doute, avec le meurtre, le délit qui enflamme le plus l’opinion publique, et les représentants de l'appareil judiciaire évoluent dans un contexte très émotionnel. Mais, surtout, les pratiques suisses font débat.
Sans se focaliser sur ce cas précis, qui est toujours en cours — élément important, l’auteur des faits est toujours présumé innocent —, Blick décrypte les principaux enjeux autour du droit pénal en matière sexuelle, revenu plusieurs fois sur la table au Parlement récemment.
La clémence de la peine
«Condamné à deux ans de prison, avec 24 mois de sursis.» Lorsque Julie Hugo et ses amies, venues au tribunal pour soutenir la Fribourgeoise, ont entendu le verdict prononcé par le juge du Tribunal d’arrondissement de la Sarine, il y a d'abord eu un moment de flottement. Le soulagement de la condamnation a laissé place à un certain malaise: vraiment, le prévenu ne va pas faire un jour en prison?
Pour viol, réglé à l'article 190, le Code pénal prévoit une «fourchette» très large à disposition de la justice: de un à dix ans de prison, avec un plancher à trois ans en cas d'actes «avec une cruauté particulière». Le sursis complet est possible pour autant que la peine prononcée ne dépasse pas 24 mois.
De manière intéressante, il y a un gouffre entre la perception de la population et celle des membres de l'appareil judiciaire. Aucun des spécialistes contactés par Blick n'est choqué, encore moins surpris, par le verdict prononcé par le Tribunal d'arrondissement de la Sarine. «Cela aurait mieux passé avec une peine ferme même symbolique, concède un avocat expert du droit pénal. Mais ce n'est pas le rôle de la justice de faire des symboles.»
Il ne faut pas oublier, souligne-t-il, qu'une peine avec sursis reste une «vraie» condamnation aux yeux de la justice. Et que celle-ci dispose d'une boîte à outils avec plusieurs leviers: aux peines privatives de liberté s'ajoutent les peines pécuniaires (jours-amende) et les amendes, depuis la modification du droit des sanctions en 2018.
Ici, la prison avec sursis est accompagnée de réparations civiles — une indemnité de 10’000 francs pour tort moral, la même somme pour perte de gains et la prise en charge des frais médicaux de la victime. «Dans le cas de viols, les réparations pour la victime sont souvent plus importantes que la peine de l’agresseur», conclut cet interlocuteur.
Le sursis en sursis?
Reste que ce sursis intégral obtenu en première instance, alors que le Ministère public avait requis 36 mois de privation de liberté dont six mois ferme, n'est pas un cas isolé. «Le cadre pénal actuel permet à un tiers des personnes condamnées pour viol de s'en sortir avec un sursis complet», s’étonne dans une interpellation récemment déposée à Berne la conseillère nationale Andrea Geissbühler (UDC/BE) intitulée «Peine avec sursis pour viol qualifié: pourquoi la Suisse fait-elle bande à part?»
Entre 2015 et 2021, le nombre de viols enregistrés par la police est passé de 532 à 757, soit une hausse de 42%, relève la Bernoise. Avant elle, c’est sa collègue de parti, l’actuelle conseillère d’État zurichoise Natalie Rickli, qui avait fait son combat du durcissement des peines durant son passage sous la Coupole (2007-2019). Sans succès, malgré plusieurs objets déposés, dont une motion acceptée en 2009 par le Conseil national.
«Des peines avec sursis pour des viols qualifiés, cela me révolte, explique Andrea Geissbühler à Blick. Nulle part ailleurs qu'en Suisse on ne traite de tels délits avec autant de clémence.» Un comité citoyen, «Violeurs en prison», s'est aussi formé pour demander aux parlementaires de profiter de la révision du droit pénal en matière sexuelle pour changer les pratiques.
Lors de la récente session de printemps des Chambres fédérales, la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider a déclaré que le gouvernement voulait maintenir la peine minimale à un an, ce qui a provoqué une interpellation venue du Centre: «Prison optionnelle pour les violeurs: pourquoi le Conseil fédéral a-t-il changé d'avis?».
La lenteur de la procédure
L’agresseur présumé de Julie Hugo a été reconnu coupable en mars 2023, seize mois après les faits. Comme beaucoup de victimes, la Fribourgeoise a trouvé le chemin particulièrement long et tortueux pour obtenir réparation de ses heures de calvaire de décembre 2021.
Dans un monde où tout va très vite, ce délai est de moins en moins compris et accepté, relèvent là aussi unanimement les quatre spécialistes interrogés. D'abord, il faut relever que l'appareil judiciaire est engorgé. Dans son rapport annuel 2022, le Ministère public fribourgeois souligne la «très lourde charge de travail, en augmentation constante», qui préoccupe les employés. Et la modification du code de procédure pénale ne fait que «complexifier les choses».
Néanmoins, 16 mois entre les faits et la condamnation de première instance reste dans l'ordre de l'acceptable. C'est même dans le bas de la fourchette de ce à quoi on peut s'attendre, relève en s'excusant presque l'un des spécialistes du droit consultés.
Il faut ficeler un dossier solide, sans quoi l'accusation pourrait être facilement balayée. «Un dossier bâclé profite toujours à la défense. Bien sûr, on peut aller très vite au tribunal et accélérer les choses, mais la victime serait alors lésée par la qualité de l'accusation», souligne un avocat rompu à ce genre d'affaires complexes «parole contre parole».
Mieux accompagner les victimes
Davantage que la longueur de la peine, c'est surtout un certain sentiment d'abandon qui a fait souffrir Julie Hugo. «Lorsque l'on commande une pizza, on peut suivre en permanence l'état de notre produit jusqu'à la livraison, image la Fribourgeoise. Ici, après mon dépôt de plainte, je suis restée dans le flou.»
Tandis que les faits vécus fin 2021 omnubilent la chanteuse, dont le quotidien est complètement bouleversée, on ne fait que lui répéter que les choses «sont en cours». Après plusieurs mois sans nouvelles, elle craque et se fend d'une story sur Instagram où elle déplore l'abandon des victimes de viol.
Et ça marche: Julie Hugo ayant tagué la police cantonale fribourgeoise dans sa publication, c'est... le commandant de la police de sureté qui l'appelle immédiatement sur son portable. La cheffe de file de Solange la Frange s'attend à des reproches, mais pas du tout. «J'ai été très surprise, il a été absolument super. Il m'a donné des infos sur mon affaire, mais sa démarche était surtout une remise en question totale de la prise en charge des victimes», explique Julie Hugo, à qui le fonctionnaire a demandé des conseils pour de tels cas dans le futur.
Un prémisse de ce qui attend la Suisse? Lors de sa récente session de printemps, le mois dernier, le Parlement a décidé de créer des centres de crise pour les victimes de violences sexuelles. Ces lieux doivent permettre aux victimes de trouver de l'aide médicale et psychologique d'urgence et d'être soutenues par du personnel qualifié et spécialisé.
Mais le combat n'est pas encore gagné, avertit Tamara Funiciello. «Il y a encore beaucoup de pain sur la planche», explique la politicienne de 33 ans, figure de la gauche alémanique. Il faut ainsi mieux former les juges, les policiers ou encore le Ministère public. Car il y a encore des comportements inadéquats vis-à-vis des victimes de violences sexuelles. «Il est primordial que les victimes soient encadrés par du personnel particulièrement sensible aux traumatismes vécus.»
Certes, c'est le travail de la justice de devoir parfois évoquer des faits pénibles à supporter et à revivre. «Mais jusqu'ici, les délits sexuels sont gérés comme n'importe quels autres délits. Cela ne va pas.»
Encore trop peu de résultats
Au sein d'Amor Fati, le groupe de parole rejoint par Julie Hugo et formé essentiellement de victimes de tels délits, le constat a été implacable: toutes déconseilleraient à leurs semblables le parcours de la combattante qu'implique une plainte. Une amélioration des conditions-cadre peut-elle changer les choses? C'est à espérer.
Une étude de l’institut GFS a établi en 2019 que seules 8% des femmes victimes de violences sexuelles en Suisse déposent plainte pénale. La honte (64%), l’impression que cela sera vain (62%) ou la peur de ne pas être crue (58%) sont les raisons les plus invoquées pour ne pas convoquer l’appareil judiciaire.
Et même lorsque c’est le cas, obtenir une condamnation — en première instance, du moins — comme la Fribourgeoise n’est de loin pas chose facile. Tandis que les signalements de viols (selon l’art. 190 CP) pour 100’000 habitants ont grimpé ces dernières années, les condamnations sont en baisse.
Une enquête des titres de Tamedia s’est intéressée à ce paradoxe. Peut-on l’expliquer seulement par le fait que dans les scénarios de parole contre parole — ce qui est le cas dans l’immense majorité des viols, qui se déroulent sans témoin —, le doute profite à l’accusé («in dubio pro rero»)? Pas forcément.
Une étude menée par Dirk Baier, directeur de l’Institut pour la délinquance et la prévention de la criminalité à la Haute École zurichoise des sciences appliquées (ZHAW), a mis en lumière les immenses disparités entre cantons: Vaud punit 61% des accusés de viol, alors que la justice zurichoise par exemple n’aboutit qu’à 7% de condamnations. «Ces chiffres sont sans doute très liés à la manière dont sont accompagnées les victimes», analysait Marylène Lieber, professeure en études genre à l’Université de Genève, le mois dernier dans les titres de Tamedia.
Tandis que la définition du viol est toujours en débat aux Chambres fédérales («Un oui est un oui» contre «Un non est un non»), certains pays vont plus loin. L’Espagne a par exemple mis en place des tribunaux exclusivement consacrés aux violences dites «de genre», alors que les magistrats y bénéficient d’une formation spécialisée.